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emprisonnaient ses membres. Contre ces abus s’éleva une colère plus grande qu’eux. La raison fit comparaître en suspectes les autorités sociales qui régnaient sur l’obéissance de l’homme. Elle mit sa revanche à le dégager des agrégats avec lesquels il faisait corps, des blocs où il était pris. Il leur avait été subordonné comme la partie au tout. Fausse appréciation, rétorquent les réformateurs, elles ne sont pas de même nature. L’individu a une vie antérieure à toutes les institutions sociales, elles ne sont que les servantes révocables de l’individu. Chacun ne doit tenir pour légitime que ce qui lui est bienfaisant, chacun est donc le juge de l’ordre social. Dès lors, la vocation de l’homme change. Pour l’homme perpétuellement subordonné, elle a été le sacrifice ; pour l’homme, enfin maître de son sort, elle va devenir le bonheur.

Pour qu’il connût le bonheur dans la famille, la famille devait changer d’institutions. Tenir, quel que fût leur âge, les enfans sous le pouvoir du père, prendre à tous leur part d’hoirie pour perpétuer le bien commun, réserver à l’artisan marié et père un surcroit de gain, étaient autant de torts faits à l’individu. La liberté veut, s’il est en âge de se conduire, qu’il ne soit exproprié de son moi par personne, fût-ce un père ; l’égalité, que tous les enfans se partagent les biens héréditaires ; la justice, que l’artisan soit payé d’après son travail. Enfin l’esprit nouveau transforme l’institution créatrice de la famille même, le mariage. Que son but essentiel soit la perpétuité de l’espèce et cela par un décret de Dieu même, fait les époux esclaves à la fois de leur Créateur et de leurs enfans. C’est l’espoir d’être heureux l’un par l’autre qui attire l’un vers l’autre les époux. Certes, ils le peuvent être par la famille, mais aussi par le travail, l’ambition, la richesse, le plaisir. Ils sont les juges de leur bonheur, et seuls ils savent si le transmettre le diminue.

Ces clartés ne sont plus les rayons d’aurore qui avaient caressé l’intellect de l’humanisme et la volupté de la Renaissance. L’heure est venue où le jour descend le long des pentes vers les plaines et prend possession de l’espace. Les deux oligarchies de la pensée et du plaisir se sont étendues jusqu’à se joindre et à former, des lettrés, des nobles et des financiers, une nouvelle classe, la plus cultivée, la plus raffinée, la plus défiante de toute foi, et la plus crédule au bonheur. Les philosophes mettent en pratique l’aveu de Montaigne et préfèrent aux enfans