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au contraire, que ce mal, cette douleur ont leur valeur de contraste, de fond de paysage, si l’on peut dire, à la joie.

Sensible à chaque souffle, attentif à chaque rayon, toujours aux écoutes, prêt à tout saisir, prêt à tout donner, le poète vit plus que mille autres hommes ; il voudrait que le pouvoir humain fût infini comme son désir ; il ambitionne tout, chaque art l’attire ; tout geste, harmonieux ou rude, le tente.

L’amour, réservoir de la poésie, jaillit en trois sources distinctes : le sentiment, le lyrisme religieux, le patriotisme. Le plus souvent, la belle nappe d’eau se divise. Alors elle se répand à droite et à gauche, ses forces s’éparpillent. Quand ces trois ruisseaux coulent réunis, ils forment le fleuve lumineux qui réfléchit toute la terre et tout le ciel : c’est Dante, c’est Shakspeare…

Notre jeune héros, Alan Seeger, aurait-il, à la fin, reflété dans son œuvre l’univers ? Il se peut. En tous les cas, il était de la lignée des meilleurs poètes modernes de langue anglaise. Byron, Keats, Shelley, Swinburne eussent applaudi à ses vers, l’eussent reconnu comme un des leurs pour sa dévotion à l’esprit de poésie tel qu’eux-mêmes ils l’entendaient, et pour son brûlant, pour son délicat amour du beau : « Mon esprit ne vit que pour contempler le visage du beau[1]. » Non pas du beau « étrange » de son compatriote Edgar Poë ou de notre Charles Baudelaire, mais du beau impalpable, du beau éthéré, du beau à la Shelley, et aussi du beau concret : beauté de la terre et beauté des héros, beauté du faste et beauté de la femme :

« Un bruit de vent d’été, qui monte dans les arbres éclairés par les étoiles ; un chant où le délire de l’amour sensuel s’élève et s’éteint : tels étaient les rites qui émouvaient mon unie autant que l’âme des dévots est émue lorsque, du chœur illuminé, sonne la cloche de l’autel… Je m’éveillai parmi la pourpre d’un palais orgueilleux. Gravés en arabesques coloriées, sur les murs surchargés de gemmes, étaient les noms des kalifes qui, jadis, tinrent là leur cour. J’allais habiter durant un jour parmi les bocages et les thermes royaux. Il

  1. Alan Seeger, Poèmes, 1916.