Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 42.djvu/51

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mille fois représentée. C’est depuis longtemps, c’est depuis toujours que l’artiste a été séduit par cette musique des gestes. On a même parfois la surprise d’en voir les figures qu’on croit les plus modernes, ou, si l’on veut, les plus « décadentes, » dans des monumens anciens, comme, par exemple, la petite statuette antique du cabinet des Médailles. Mais les gestes particuliers auxquels oblige l’étude préparatoire du ballet : l’exercice de la barre, la marche lente sur les pointes, les flexions jusqu’à terre, tout cela était aussi peu connu que les mouvemens justes du cheval au pas, au trot ou au galop. Degas nous l’a révélé. Ses danseuses ne se tiennent pas dans une attitude définie, comme les Camargos du xviiie siècle. Les pieds picotent le plancher, les mains semblent prendre appui sur l’air, les coudes pointent, les tailles se cambrent dans le tourbillon lumineux des gazes, et le pas rapide, saccadé comme un pizzicato, semble amener, d’une seule glissade, la ballerine jusqu’au bord de la rampe. C’est l’illusion même du mouvement.

Ce mouvement ou ce passage d’une attitude à une autre, d’un état à un état différent, Degas le saisit non seulement dans l’action, mais dans le repos. Ses rats d’opéra offrent des observations plus subtiles encore dans l’immobilité que dans le ballet. Il a noté les mines surprises, un peu décontenancées, de la figurante parée de façon nouvelle, qui continue, dans son déshabillé, les gestes qu’elle faisait toute vêtue, qui a froid, qui frissonne, qui se fatigue, qui bâille et qui s’ennuie, le mélange saugrenu des gestes récemment appris et des gestes qu’elle n’a pas encore eu le temps de désapprendre, la grâce un peu niaise, l’application puérile, et le sérieux imperturbable de tout ce petit monde remuant de libellules en classe, médusé par un gros bourdon, grondeur et distributeur d’amendes, qu’est le régisseur, le passage de l’état de concierge ou de fruitière à l’état d’« étoile, » la chenille au moment où elle devient papillon, toute une modulation subtile et un instant rare, que les autres peintres avaient négligé de saisir. De dessin plus vrai, plus serré, plus caractéristique de la dissemblance précise entre une attitude et une autre, il n’y en a pas dans toute l’École française. L’œil le plus pénétrant est servi par la main la plus sûre. Il n’y a pas deux traits interchangeables, il n’y a pas un point mort. Aussi, devant ce prodige de vie qu’est un Ballet de Degas : « C’est cela ! voilà qui est