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aimables. Au bout de cette troisième année de guerre, nous avouons, sans nous faire prier, que deux de ses plus dangereux travers, l’impulsivité et l’incohérence, les seuls dont on puisse encore avoir peur, il semble les avoir maîtrisés. La campagne de presse qu’il a menée quotidiennement, comme son action dans les commissions du Sénat qu’il a présidées, a été remarquable par sa continuité. Il lui reste à devenir comme président du Conseil ce qu’il était devenu comme journaliste, à se transformer au gouvernement comme il avait su se transformer dans l’opposition. M. Clemenceau est capable de le faire. Comme il avait passé la soixantaine, quand il découvrit le gouvernement, ses devoirs, ses difficultés et ses conditions nécessaires, les ayant niés, ignorés ou bouleversés durant un quart de siècle, il ne les sentit que plus vivement, et la guerre les lui a fait sentir bien plus vivement encore. Même s’il ne s’était pas convaincu qu’il faut dans la paix un gouvernement fort, il a appris et tient de toute certitude qu’il en faut un pour la guerre.

À mesure que s’estompent ses deux plus gros défauts, apparaissent en relief ses deux qualités les plus précieuses. Ce n’est pas faire de lui un petit éloge, mais c’est n’en faire que l’éloge mérité, de dire qu’il a au plus haut point « le sens français, » dont la verve parfois outrée, la pointe de gaminerie incorrigible, l’accent de Paris et de Montmartre qui amuse et irrite en M. Clemenceau, ne sont que l’exaspération. Mais le patriote recouvre le jacobin, et le gentilhomme vendéen est dessous. On retrouve la souche et la branche. Par disposition héréditaire, par instinct aristocratique, M. Georges Clemenceau a le mépris des choses basses et des âmes basses. Il est tout ensemble très nouvelle France et très vieille France, très France éternelle. Quoi d’étonnant que, blessée et inquiète, le devinant si parfaitement, si pleinement, si puissamment français, la France se soit réfugiée en lui ? Furieuse, pendant qu’elle subit au dehors l’assaut impitoyable des barbares, de se voir rongée au dedans par une lèpre secrète, parmi tous ces scandales et toutes ces obscurités, elle invoque le chirurgien qui tiendra ferme le bistouri, la main rude et bienfaisante qui portera le fer et le feu. De lui, de sa vie et de son histoire, elle n’oublie rien, mais elle lui pardonne tout. La seule défaillance qu’elle ne lui pardonnerait pas, ce serait qu’ayant parlé comme il parlait et écrit comme il écrivait, il eût laissé son énergie dans l’encrier et n’eût de tranchant que la langue.

Ce qu’elle attend de lui est simple : qu’il fasse la guerre et qu’il fasse la justice, qu’il ose faire la justice pour qu’elle puisse faire