Page:Revue des Deux Mondes - 1917 - tome 42.djvu/934

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une erreur. Il faut qu’elle se sente sans s’affirmer. Rodin y a merveilleusement réussi.

Là même où il n’y a pas mouvement, proprement dit, comme dans ses Bustes, il y a toujours au moins la vie. La vie s’exprime par une variation, à première vue insensible, de la forme qu’aurait un corps dans le repos parfait, ou qu’il pourrait garder, mort. Un muscle travaille plus que l’autre, — et cela suffit. Dès que le personnage se met à lever le bras, à se tenir sur une seule jambe, à ployer exagérément les reins, à prendre une posture qu’il ne peut garder longtemps, ce n’est plus seulement la vie : c’est le mouvement. Ainsi des trois degrés de ressemblance avec la nature humaine, la forme, la vie, le mouvement pour rendre une individualité ; la forme n’est pas assez, le mouvement est trop, ce qui convient à un portrait, c’est la vie.

Los Bustes de Rodin n’en manquent jamais. On admirera toujours ses têtes de Puvis de Chavannes, de Dalou, de J.-P. Laurens, de Rochefort, de Falguière, de Victor Hugo, — celle-ci faite d’après une multitude de croquis, — et aussi ses prodigieux bustes de femmes dont le plus célèbre est celui de Madame V… au Luxembourg. Outre la vie intense qui y éclate, on ne saurait trop a²mirer comment le maître a su condenser, masser, accuser le trait individuel et marquer ainsi le caractère. Ce n’est pas que les modèles en aient toujours ressenti un extrême plaisir. Les hommes célèbres ont souvent refusé de se reconnaître dans ces géniales effigies. Les artistes mêmes, lorsqu’ils ont posé pour leur portrait, devant ce grand confrère, n’ont pas raisonné autrement que des Philistins. L’un lui a reproché « amicalement » de l’avoir représenté la bouche ouverte ; l’autre ne s’est point voulu revoir dans son buste ; un troisième ne s’est pas soucié de le posséder. Puvis de Chavannes a nettement protesté. « Puvis de Chavannes n’aima pas mon buste, dit Rodin, dans ses Entretiens, et ce fut une des amertumes de ma carrière. Il jugea que je l’avais caricaturé… » C’est que les plus grands artistes, lorsqu’ils posent pour leur portrait, prennent tout de suite une âme de bourgeois. Tant qu’il s’agit de la tête des autres, ils réclament la vérité brutale, accentuée, « le caractère, » — « tout est beau dans la Nature, » disent-ils ; — mais, quand il s’agit de leur propre tête, leur Esthétique change du tout au tout. Ils revendiquent, soudainement, une certaine régularité de traits, ou dignité de maintien, ou élégance, qui fait