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poussière. Sur le premier moment, il a semblé que seule une de ces armées, la cinquième, consentît à ce déshonneur, Puis, de proche en proche, l’exemple a fait tache. L’armée de Tcherbalcheff, en liaison avec l’infortunée armée roumaine, deux fois trahie, s’était gardée longtemps indemne; elle a, assure-t-on, fini par se pourrir. Le commandant en chef Doukhonine avait repoussé avec mépris le papier infâme : les égorgeurs de Krylenko l’ont assassiné. «Il a été, gémit hypocritement l’aspirant-généralissime, victime de la loi de Lynch. » On connaîtra et on comptera un jour toutes ces victimes innocentes, que la férocité aveugle de la plus ignorante des foules a stupidement immolées. On énumérera tous les renoncemens, tous les abandons, et toutes les lâchetés, faisant suite, souvent chez les mêmes hommes, à tant de dévouement, d’héroïsme et de sacrifices. O splendeur d’hier, misère d’aujourd’hui ! Il n’y aura eu ni plus de gloire, ni plus de honte dans aucune histoire.

Quant à nous, il serait indigne de nous-mêmes de rappeler à ceux qui se piquent d’être les interprètes de la volonté russe pourquoi nous sommes entrés dans cette guerre, et il serait, d’ailleurs, parfaitement inutile de leur montrer dix de nos départemens couverts de ruines, la France mutilée, nos enfans morts. Nous n’avons pas cessé de penser qu’un peuple honnête, ainsi qu’un honnête homme, respecte sa signature, et exécute les traités. Où nous avions mis notre encre, nous ne regrettons pas d’avoir mis notre sang. Ce fut notre premier et ce sera notre dernier mot. On ne nous arrachera pas une plainte : nous repousserons loin de nous les conseils de découragement. Pour dire le vrai, l’Entente traverse une série d’épreuves. Mais elle en a vaillamment supporté bien d’autres ; si trop de choses paraissent tourner contre elle, n’omettons pas, sans illusion et sans forfanterie, de marquer ce qui est en notre faveur. N’oublions pas que la présente guerre ne ressemble à nulle autre, qu’elle ne se fuit pas et ne se décidera pas seulement par les armées et par les armes, mais que c’est la lutte intégrale de quinze nations tout entières contre quatre nations tout entières; et qu’elles y sont engagées de tout ce qu’elles sont, de tout ce qu’elles ont, de tout ce qu’elles font. Est-ce l’Europe centrale, même à demi débloquée vers l’Orient, ou la moitié de l’univers, avec ce que lui fournit la terre et ce que transportent les mers, qui sera usée la première ? L’ancien chancelier, M. de Bethmann-Hollweg, aimait à brandir « sa carte de guerre. » Mais cette carte était tendancieuse et incomplète. Il n’y faisait figurer ni les colonies ni les océans. Les colonies ? L’Allemagne vient de se voir enlever, dans