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Russes incertains, versatiles, à demi sincères, d’une timidité orgueilleuse et quelquefois brutale, qui dépensent les trois quarts de leur énergie en discussions vaines et dont l’esprit erre ballotté de la vieille Russie aux idées françaises ou anglaises et aux métaphysiques allemandes. On chante souvent à Tokyo une poésie qui s’appliquerait aussi bien aux héros de Tourguénef qu’aux étudians japonais : Quand on a trop bu, on met sa tête sur les genoux d’une femme. Quand on se réveille, on se saisit de l’empire du monde. Entendez qu’on fait de la politique et que l’on reconstruit l’univers à coup de théories et de systèmes. Les uns et les autres ont des délibérations interminables et fumeuses autour d’une tasse de thé, plus violentes chez les Russes qui ne craignent pas de se heurter, plus courtoises chez les Japonais qu’une contradiction trop vive blesserait au sang. Les uns et les autres sont à la recherche du remède souverain, du remède infaillible qui guérirait toutes les misères, et particulièrement la misère d’avoir à travailler. Leurs enthousiasmes ne sont que des engouemens, et, pour ces velléitaires, le grand homme est celui qui parle le plus haut ou qui garde le silence le plus énigmatique.

Dès le lendemain de la guerre russe, M. Oguri Fuyô publia un roman intitulé : La Jeunesse, imité de Dimitri Roudine. Le vainqueur s’attribuait ainsi, parmi ses dépouilles opimes, l’inquiétude et les défauts d’esprit du vaincu. Le roman fut célèbre, bien que la critique en ait dénoncé l’invraisemblance. Mais la critique russe avait souvent aussi accusé d’irréalité les personnages de Tourguénef. En 1909, un autre romancier, M. Natsumé Sooseki, professeur de littérature anglaise à l’Université, un des écrivains les plus remarquables de la nouvelle génération, donna un roman, Sanshiro, où l’imitation de Tourguénef est moins évidente, mais où l’on retrouve bien sa manière. C’est l’histoire d’un jeune provincial timide, chaste, épris de gloire et heureux de vivre, qui vient achever ses études à Tokyo et qui aime pour la première fois. Celle qu’il aime fait partie du petit groupe des étudiantes ultra-modernes, formées ou déformées par la vie universitaire. Elle est jolie, élégante, très japonaise encore, puisqu’elle le salue la première et s’incline « comme le papier au vent, » mais libre, impérieuse, avec un peu de mystère autour d’elle. La séduction que ressent le jeune homme est pour lui une