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tenant leur fusil par le canon, comme une massue. Plusieurs des nôtres sont tombés, étourdis... Que faire ? Nous avons la sensation de notre impuissance absolue. Et c’est le plus douloureux. Impossible de lutter, désarmés. Désormais une seule ressource : opposer à la force brutale la force d’inertie...

Quand nous ressortons de la forêt, plies sous les sapins, la rage au cœur, l’Hystérique, le jeune médecin et l’infirmière nous suivent quelque temps du regard et plaisantent à nos dépens ; puis on entend de grands rires de femme chatouillée qui s’éloignent sous bois.

A la gare, la corvée de rails a été, comme nous, contrainte au travail par les coups. Même spectacle d’enfer : cris, insultes, menaces. Nous travaillerons jusqu’à la nuit, sans manger.

Depuis une semaine, nous allons travailler, à une douzaine de kilomètres de notre baraquement, sur une route, véritable fondrière qui chemine dans la plaine sablonneuse et marécageuse. Sans arrêt, d’un bois voisin nous transportons des fascines de branches de sapins, des troncs d’arbres ; puis, dans la boue jusqu’à mi-jambes, nous les entassons dans le cloaque qui les engloutit. Le soir nous sommes fourbus, les jointures enflées et douloureuses.

Nous essayons de nous adapter à la situation. La révolte ouverte, la rébellion collective sont impossibles. Aussi avons-nous pris le parti de ne plus nous étonner de rien. Dès le réveil, le jus avalé, nous savons trouver, au rassemblement, le sang-froid, l’insensibilité, l’espèce d’engourdissement qui, de la journée, ne nous quittera pas, nous préservera, nous isolera de leurs cris, de leurs violences : et nous resterons devant eux des êtres vivans d’apparence passive, mais l’esprit tendu vers un seul but : résister, les lasser, les décourager. Aussi, comme il leur faut veiller à l’exécution du travail ! Les yeux constamment fixés sur eux, nous suspendons tous mouvemens, dès qu’ils tournent la tête ou s’éloignent, pour nous y remettre lentement, dès que leurs regards retombent sur nous.

Le soir, au retour, il fait complètement noir, et nous nous affalons, aussitôt le jus pris. Nous couchons sur les planches, sans couvertures. Tout ce qui pourrait ressembler à une paillasse, à un « sac à viande, » à un oreiller, nous a été enlevé. Jamais plus nous ne nous déshabillons, et nous n’avons que notre capote ou un manteau pour nous couvrir. Il fait encore