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critique n’a point de lubies ; il se défie des caprices, des impressions d’une heure ; il ne change pas d’aune et de toise comme de chemise. En mesurant une œuvre, il se souvient de toutes celles qu’il a déjà mesurées : il porte en lui une sorte d’étalon immuable. Il demeure le même en face des œuvres multiples qui lui sont soumises : et c’est pour cela que l’on comprend les raisons de tous ses jugemens et qu’ils peuvent former un corps de doctrine. » Voilà tout le contraire, ou peut s’en faut, des aphorismes que Lemaître opposait à Brunetière, et qui fâchaient Brunetière ; et voilà deux théories de la critique, formulées par Lemaître comme siennes.


Laquelle a-t-il adoptée vraiment ? Toutes les deux. L’une après l’autre ? Non pas : la première, il l’a constamment reprise et, dans toute son œuvre, il l’a ornée de preuves ou de considérations nouvelles ; la seconde, je l’emprunte au portrait de J.-J. Weiss, qui est de 1885, et Lemaître l’a toujours suivie. Les deux théories étant justes, Lemaître n’a pas voulu renoncer à l’une d’elles. Contraires, l’une corrige l’autre. Et, si leur contrariété peut gêner un logicien, la pensée (de même que toute réalité vivante) admet, — ne le sait-on pas ? — la contrariété.

Pas de lubies ! une mesure, et une seule ! méfions-nous des impressions d’une heure ! le critique demeure le même !... Et Lemaître disait : « Changeans, nous contemplons un monde qui change... » Il n’abandonne pas ce droit au changement. Ce qu’il retient de sa première théorie, c’est le souci d’être « sincère » et de l’être à chaque instant : jamais il ne sacrifiera son plaisir vrai aux vanités de l’obstination. Ce qu’il préserve ainsi, avec une jalousie attentive, c’est la bonne foi de ses jugemens. Et le résultat, c’est la fraîcheur de ses opinions. Mais, en fait, le voyons-nous si changeant ? En 1875, il fut nommé professeur de rhétorique au lycée du Havre. Il avait un peu plus de vingt ans. Alors, il préférait Corneille à Racine ; il adorait les romantiques ; et la littérature contemporaine lui semblait infiniment plus attrayante que l’ancienne. Il le raconte et il l’avoue dans ses Souvenirs : « J’ai donc beaucoup changé. Maintenant j’ai, non pas du dédain, mais une sorte d’éloignement pour les écrivains qui me jetaient alors dans des transports d’admiration. Pour les rouvrir, il me faut faire effort. Que nous puissions tellement changer, c’est un mystère assez inquiétant. Je me dis que mes opinons d’aujourd’hui doivent valoir mieux, puisqu’elles reposent sur plus d’expérience, de réflexion et de souffrance... » Il a changé, de 1875 à 1913, touchant