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du grand Art, le type classique long, triste et pâle du Pierrot de la Comédie italienne : l’être malchanceux, sentimental, battu et trompé. Et l’on cherche quel est l’Arlequin, du xve ou du xvie siècle, qui joue dans le même drame. On n’a pas longtemps à chercher. C’est un terrible Arlequin qui rôde, ici, dans l’ombre : c’est César Borgia.

I. — L’INVASION

Un beau soir d’été, le 20 juin 1502, vers huit heures, Guidobaldo de Montefeltro, duc d’Urbino, venait de dîner à l’ombre des arbres des Zoccolanti, près de l’église de San Bernardino fondée par son père, laquelle est à deux kilomètres environ, derrière Urbino, et il considérait le panorama des campagnes accidentées et silencieuses qui l’entourent. Il tenait sous son regard, comme à la portée de sa main, la capitale de son petit royaume, vue de dos si l’on peut dire et allongée sur le faite de la montagne, — royaume petit[1] mais fidèle, peuplé d’amis et de vétérans que son père avait maintes fois conduits à la victoire. Il distinguait aisément, barrant l’horizon, la longue ligne de son palais immense et précieux, rempli de livres rares et de belles figures que son père y avait rassemblés. Il ne distinguait point tous les toits de tuiles des maisons serrées sur l’une et l’autre pente, autour du palais géant ; il ne savait point encore quels rêves de beauté venaient d’éclore sous l’un d’eux et iraient peupler un jour toute notre planète des figures les plus idéales qu’elle ait jamais connues, mais il les couvait tous du même regard bienveillant et paternel. Il jouissait donc d’un de ces tableaux de paix parfaite, si rares dans la vie, où rien ne trouble la pensée, lorsque, brusquement, parut un courrier haletant, la figure bouleversée, arrivant de Fossombrone, ayant cherché le duc dars Urbiuo et. porteur des plus étranges nouvelles : César Borgia, qu’on croyait en marche pour une expédition

  1. Le duché d’Urbino était petit pour un royaume, mais grand pour un duché. Il comprenait une partie importante des Romagnes et des Marches, depuis Gubbio au Sud jusqu’à Saint-Marin au Nord et depuis les Alpes délia Luna, à l’Ouest, jusqu’au delà de Fossombrone à l’Est, c’est-à-dire tout le Montefeltro proprement dit avec sa capitale San Leo, puis les légions de Castel Durante (aujourd’hui Urbania) et de Sant’Angelo in Vado, de Gubbio, de Gagli, de Pergola et de Fossombrone : en tout sept villes épiscopales. un certain nombre de petites cités, et de 300 à 400 villages fortifiés ou castelli.