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nant la piste qu’il venait de suivre. En même temps, les cloches de toutes les églises, à tous les points de l’horizon, se mettaient en branle. Il voyait, sur tous les chemins, une ruée de gens se précipiter vers les hameaux qu’il venait de traverser... Il était donc découvert : le drame touchait à sa fin. Toutes les voix du ciel et de la terre sonnaient l’hallali…

Ce n’était même pas la « vue. » Le Prince passa, invisible, dans le clair crépuscule de juin, enveloppé, comme d’une nuée céleste, par la protection de Jupiter Feretrius. À mesure qu’il voyait s’abaisser à sa gauche les feux du couchant derrière le paravent ondulé des montagnes et, à sa droite, s’allumer les étoiles sur l’Adriatique, il approchait de Ravenne, c’est-à-dire du salut. Sans débrider, il courut toute la nuit. Au matin, il entrait dans la vieille ville de Théodoric, alors à Venise, et la municipalité, un peu honteuse, semble-t-il, de ce qu’elle avait fait la veille, le recevait avec de grands honneurs. Il était sauvé.

De là, il lui était relativement facile de gagner Mantoue, par les États du duc de Ferrary. Il alla donc chercher un refuge auprès de son beau-frère, le marquis Gonzague, l’homme agenouillé devant la Vierge de la Victoire, et de sa femme Isabelle d’Este. Il trouva celle-ci avec sa femme à lui, Élisabetta Gonzague, ignorantes de tout, se promenant tranquilles dans les jardins de Porto, sous les charmilles taillées par le fameux jardinier de la marquise et qu’on peut voir au Louvre dans le tableau de Mantegna, la Sagesse victorieuse des Vices. Pour le moment, c’était le Vice qui triomphait. L’acte de César Borgia et son obstination à se saisir de la personne du Duc pour en faire un cadavre plongèrent les deux femmes dans la stupeur. La marquise écrivit à sa belle-sœur. Claire de Montpensier : « Nous étions depuis un certain temps tranquilles et contentes, ici, où se trouve, depuis le Carnaval jusqu’à ces jours-ci, l’illustrissime duchesse d’Urbino ; bien des fois nous avons souhaité votre présence pour compléter notre plaisir. Mais voici que, récemment, est survenu l’inopiné et malheureux événement de la perte du duché d’Urbino et l’arrivée ici, du Seigneur Duc, avec quatre cavaliers seulement, lequel ayant été, grâce à la trahison, surpris à l’improviste, n’a sauvé sa vie qu’avec grand danger. Nous sommes devenues si interdites, si accablées et si désolées, que nous-mêmes nous ne savions où nous nous