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quand on serre de près les réalités, il faut beaucoup en rabattre. Que les crimes politiques fussent plus fréquens alors qu’aujourd’hui, c’est tout à fait évident, quoique, de nos jours, il ne soit peut-être pas impossible d’en trouver encore quelques exemples. Que ces crimes ne fussent pas immédiatement punis par l’Europe unanime, soulevée, organisée, armée, et que le coupable, mieux préparé à déchaîner le fléau que ses victimes ou ses témoins à le conjurer, pût leur faire tête quelque temps, parfois quelques années, — il est encore vrai que le xvie siècle nous a donné cet immoral spectacle. Félicitons-nous de vivre dans des temps si différens ! Mais que l’opinion d’alors, l’opinion des lettrés, des humanistes, des savans et des soldats, des princes mêmes et des femmes, ait vu là un idéal, c’est autre chose. En réalité, les gens du xvie siècle, non plus que nous, ne trouvaient naturel, ni digne d’éloges, qu’on cambriolât, sans crier gare, la maison de son voisin, et que, pour s’épargner l’ennui de ses doléances, on disposât tout pour le faire égorger au coin d’un bois. La conscience d’alors, comme celle d’aujourd’hui, réprouvait ces gentillesses. C’est ainsi que l’acte du Valentinois, violant la neutralité d’Urbino, excita une surprise et une indignation réelles. Jusque dans sa famille, jusque chez Lucrèce Borgia, on en trouve le témoignage. Dès le 27 juin, au moment même où Guido arrivait à Mantoue, un témoin, Bernardino de Prosperi, écrivait, de Ferrare, à Isabelle d’Este, que la duchesse de Ferrare « ne pouvait se consoler en songeant à toutes les amabilités reçues à son passage à Urbino quelques mois auparavant, » et, le 29, le prêtre de Correggio écrivait à la même Isabelle à propos de la même Lucrèce : « Elle m’a demandé si j’avais quelque lettre de Votre Excellence sur l’événement. J’ai dit que non. Elle a montré un extrême déplaisir et toute sa Cour avec elle et a dit qu’elle donnerait cinquante mille ducats pour ne l’avoir pas connue !… »

Ceci pourrait n’être que courtoisie personnelle et sens affiné des convenances. Mais un sûr indice que César sentait la nécessité de s’excuser devant l’Italie et l’Europe, c’est qu’il le fit, — et il n’était point l’homme des gestes et des paroles inutiles. Le crime étant à peine accompli, ou pour mieux dire étant en voie d’accomplissement, il rédigea sa propre apologie, et sur la route de Cagli à Urbino, dans la matinée du 21 juin, avant même d’entrer dans la ville, il dépêcha au Pape un