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teur d’épreuves. Il les corrigeait avec un souci minutieux de la ponctuation quand, chargé par hasard de suivre l’enquête d’un crime atroce, il publia un article que tout Cincinnati s’arracha. Ce jeune homme, qui rasait timidement les murs et qui tremblait devant son directeur, s’était révélé comme un reporter de premier ordre et comme un rival d’Edgar Poe dans la description précise et horrible. C’est que le macabre et le monstrueux sont des provinces de l’exotisme. Sa situation était faite. Il ne tarda pas à la défaire. Les lecteurs d’Amérique ne demandent pas mieux qu’on secoue leurs nerfs : ils ne veulent pas qu’on dérange leurs préjugés. Lafcadio Hearn avait traduit les nouvelles de Théophile Gautier, Le Roi Candaule, Une Nuit de Cléopâtre. Aucun éditeur n’accepta ce livre jugé immoral ; et bientôt le traducteur parut encore plus immoral : il prétendit épouser une mulâtresse. Les mains qui serraient la sienne se retirèrent. Le journal lui signifia son congé. Il s’enfuit à la Nouvelle-Orléans où l’invitaient un ciel plus doux, les magnolias en fleurs, dont la mort d’Atala a parfumé l’aurore de notre romantisme, l’oiseau moqueur et les cases nègres.

Il y resta une dizaine d’années. J’y ai retrouvé son souvenir, le souvenir d’un être original, inoffensif, un peu bohème, qui écrivait des choses très bizarres et qui recherchait la société des gens de couleur. Mais à quoi bon interroger les indifférens ? Ses lettres, dont le recueil commence précisément dès son arrivée à la Louisiane, en 1877, nous le livrent tout entier. Selon lui, la personnalité humaine est le point de rencontre mystérieux et passager d’une multitude d’âmes qui n’attendent que l’instant de la mort pour se disperser à travers le monde et reformer avec d’autres âmes également disséminées d’autres individus également éphémères. Et il jouissait, non sans quelque secret effroi, de la foule d’âmes qu’il portait en lui.

Il y en avait une toute petite qu’il tenait assurément de sa terrible grand’tante et qui aspirait à la respectabilité : « Je crois que je puis me racheter socialement ici, écrit-il ; je suis entré dans la bonne société… » Mais cette petite âme était combattue par une âme beaucoup plus forte qui préférait à la bonne société le monde des spectres et des fantômes. Sous le soleil éclatant de la Louisiane, le vieux quartier français de la Nouvelle-Orléans, ses vieilles rues, ses vieux pavés, ses vieilles voûtes, ses vieux cimetières, lui parurent extraordinairement