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contre les platitudes et les banalités de la vie moderne, — de cette vie qui cependant deviendra à son tour la vie antique et se réveillera sous la poussière des siècles aussi ensorcelante que les hypogées égyptiens. Mais ce qui le distingue, c’est l’inquiétude, poussée parfois jusqu’à l’angoisse, avec laquelle il se cherche une patrie tantôt à travers l’espace et tantôt à travers le temps. Sa nostalgie a la violence d’un désir charnel. Les Chateaubriand et les Gautier sont de grands solitaires. L’exotisme n’est pour eux qu’un moyen d’étendre leur moi ou de tromper leur mélancolie. Ils ont beau s’égarer dans les déserts de l’Amérique ou dans les splendeurs de l’Orient, ils ne sont vraiment exotiques que rentrés chez eux, devant leur table de travail où ils revêtent somptueusement leurs impressions de voyage. Mais Lafcadio Hearn soupire après la douceur d’un foyer, que ce soit une tente, une paillote ou un palais gardé par des dragons. Il est nomade avec un instinct patriarcal, comme les vrais nomades qui trament, suspendues à leurs pénates, leurs grappes d’enfans. Il se répète amoureusement les vers de Tennyson : Je veux épouser une femme sauvage : elle me donnera une race sauvage… qui répondra par des cris aux cris du perroquet et qui sautera l’arc-en-ciel des ruisseaux et qui n’usera pas ses pauvres yeux sur nos misérables livres

Les fantasmagories de la Nouvelle-Orléans s’étaient éteintes pour lui. Il aspirait à s’enfuir. Le succès d’un petit roman médiocre, Chita, décida son journal à l’envoyer aux Antilles. Il y passa deux ans ; il y eût peut-être passé toute sa vie, s’il ne s’était aperçu que l’exubérance des couleurs engourdissait le sens esthétique et que la satiété des sensations vives paralysait l’imagination. Il en rapporta tous les élémens d’un livre qu’il écrivit à New-York en 1889 : Deux années dans les Antilles françaises. Il ne parlait de ce livre qu’avec mépris. Le style, me disait-il, surchargé de clinquans, lui en faisait honte. Il s’exprimait comme un barbare qui, parvenu à la plus haute civilisation, rougirait de son ancienne barbarie. Mais l’ouvrage renferme des pages de grand écrivain, que je souhaiterais de voir traduites, car nous n’avons rien qui les vaille sur notre Martinique et sur cette malheureuse ville de Saint-Pierre « dont jamais plus le soleil ni la lune n’éclaireront les rues…, dont jamais plus les jardins ne fleuriront, sauf dans les rêves. » Tout y était encore bien plus fantastique que dans le vieux