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sation occidentale, sous la forme la plus gracieuse, la moins déclamatoire, la protestation des J.-J. Rousseau et des Bernardin de Saint-Pierre. Le Japonais était pour lui l’homme de la nature, que sa civilisation n’a pas dépravé, parce qu’elle n’a été que le développement et le raffinement de ses profonds et divins instincts. Son opinion se modifiera bientôt ; mais il conservera toujours à la terre des dieux la gratitude du premier rêve qu’il y fit, comme on garde d’une femme passionnément aimée, même lorsqu’on a beaucoup souffert par elle, le souvenir reconnaissant d’une année ou de quelques mois d’un tel bonheur qu’aucune autre n’était capable de vous en donner un pareil.

Et pendant ce temps, que pensaient de lui les Japonais ? Ce nouveau professeur ne ressemblait guère à l’aventurier brutal qui l’avait précédé. Il était doux, poli, ne gesticulait pas, ne criait pas, n’avait pas ces brusqueries qui déconcertent et qui froissent. Il se pliait gentiment aux habitudes japonaises ; il s’agenouillait, mangeait et fumait de petites pipes comme un Japonais. De vieilles gens m’ont dit qu’il reconnaissait tout de suite la valeur d’une statue et qu’un jour, devant un groupe de bouddhas, il n’en admira qu’un seul qui était d’un artiste très renommé. Il passait pour un savant. On n’ignorait pas qu’il écrivait dans les journaux de son pays. Il importait donc qu’on lui fit les honneurs de tout ce que la vieille province avait de curieux et de beau. Les Japonais s’entendent à griser leurs hôtes. Et il disait à ses élèves des choses étonnantes qui leur semblaient à la fois l’expression de la plus rare courtoisie et de la vérité. Il leur disait que la civilisation japonaise était la plus parfaite des civilisations ; leur monde, le meilleur des mondes ; leurs dieux, les plus divins des dieux. Et puisqu’il le pensait, il n’avait pas tort de le dire. Mais plus il le disait, plus les Japonais, intéressés à le croire, l’estimaient heureux d’être venu au Japon. Il ne se diminuait pas à leurs yeux ; mais il ne grandissait pas. Son mariage japonais n’augmentait pas non plus son prestige. On ne le blâmait point ; mais en général, les Japonais sont peu sensibles à ces sortes d’hommages rendus par les Européens aux femmes de leur pays. Ils voyaient plutôt dans le mariage d’un étranger avec une de leurs compatriotes une marque de faiblesse ou de légèreté. Lafcadio Hearn ne pouvait percevoir ces nuances d’opinion dans la politesse attentive et même affectueuse dont il était l’objet. Quand, au