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Cette opinion fut celle du gouvernement japonais. On aurait pu lui répondre ce que je répondis à mon interlocuteur :

— Que vous importent des jérémiades de touristes ? Vous avez affirmé votre force et prouvé votre puissance. Un jour viendra où vous serez heureux de retrouver dans la mémoire occidentale une image incomplète peut-être, mais harmonieuse et idéalisée, de votre antique civilisation. Ce seront les livres de Lafcadio Hearn qui l’y auront déposée. Craignez alors que, ce jour-là, on ne vous reproche d’avoir été ingrats envers un grand artiste qui avait ingénument abdiqué entre vos mains le droit d’être défendu par l’ambassadeur de son ancienne patrie.

Personne ne parla ainsi au gouvernement japonais. La naturalisation de Lafcadio Hearn l’avait soustrait à la protection des Européens. Je crois cependant que le mécontentement causé par ses derniers livres n’aurait point suffi à provoquer les mesures qu’on prit à son égard. L’hostilité de ses collègues fut plus décisive. « Comment ! disaient-ils, voici un homme qui s’est fait Japonais et qui touche un traitement d’Européen ? Il a les mêmes privilèges que nous et n’est point soumis aux mêmes inconvéniens ? » Lafcadio Hearn se crut la victime d’une machination politico-religieuse. Il est possible que les pasteurs anglo-saxons aient intrigué contre lui. Mais l’argument de ses collègues et ennemis était sans réplique. L’Université ne le congédia point. Elle refusa seulement de lui accorder une année de congé avec traitement, comme il y avait droit en qualité d’Européen, et elle offrit à M. Koizumi un nouvel engagement aux conditions ordinaires des professeurs japonais. Il objecta qu’il avait besoin de gagner davantage : on lui répondit qu’étant Japonais, il devait se contenter de la vie japonaise. Ses étudians, volontiers frondeurs, protestèrent. Il les apaisa et se retira très dignement, le cœur ulcéré. La chaire que le comte Okuma s’empressa de mettre à sa disposition dans son Université libre n’adoucit point son ressentiment. Sur ces entrefaites, l’Université américaine de Cornell, qui lui avait proposé une série de conférences, les lui laissa pour compte. L’Occident et l’Orient semblaient s’appliquer d’un commun accord à le mortifier. L’année suivante, le 26 septembre 1904, il mourait subitement. On l’enterra dans un cimetière bouddhique désaffecté.