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On n’attend plus maintenant que l’Excellence russe, un peu en retard, naturellement : elle vient de si loin ! Et le cortège se décide à faire son entrée sans elle, dans un ordre solennel de distribution de prix, le général de corps d’armée en tête, avec son élégante figure de pastel de La Tour, entre le gigantesque prince de T... et le général Wielemans, commandant l’armée belge, tandis que les cuivres de l’orchestre jouent successivement les hymnes nationaux, la populaire Brabançonne, le God save the king, la Marseillaise... Quel vacarme ! Les Boches ne nous entendent donc pas ? Mille hommes, dix généraux dans cette baraque : ah ! s’ils savaient... quel coup de canon !

Mais non, ils ne se doutent de rien et ils nous laisseront tranquilles toute la soirée. Et sur la scène, dans le décor bourgeois, les « numéros » se suivent, accompagnés d’ovations et d’innombrables rappels : voici une petite boulotte en jupe cloche de couleur puce, à trois rangées de volans noirs, d’un vague aspect de crinoline, qui s’avance en minaudant vers la rampe et entame le rondeau du Petit duc :


Je suis la fille à Mathurin,
Mathurin, l’homme à Mathurine,
Et c’est moi qui vas chaqu’ matin
Vendr’ nos œufs à la vill’ voisine...


La crinoline puce se balance en écartant les coudes en anses de panier, comme une paysanne de vaudeville qui s’en va au marché : il fait beau, on croit voir sa coiffe de Perrette :


Les oisiaux chantiont à tue-tête
El moi tout’ gaie, folle un p’tit brin,
J’chantions aussi comme un’ gross’ bête :
Tra la la la la...


Et voilà qu’au milieu de ce tra la la, elle s’arrête : son trille lui reste dans la gorge ; la clochette interdite oscille sur ses pieds comme sur des battans dont le mouvement s’éteint et ne rend plus aucun son. Elle s’abîme, la petite cloche, subitement grave et muette, dans une révérence anéantie ; le chef d’orchestre frappe son pupitre, et, brusquement, à la musique gouailleuse de Charles Lecocq, succèdent sans transition les accords puissans et religieux du Bojé tzara krani.