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UNE ÉTOILE PASSA…

chaste ; ce genre d’hommage la reposait des autres. Il lui souriait de se prêter à cette adoration et de faire le bonheur d’un enfant sans fortune ; ce don lui paraissait une bonne œuvre. Elle pria Benjamin de fermer ses rideaux, et l’officier s’était retiré ivre de bonheur, en lui baisant le bout des doigts.

— L’imbécile ! conclut Letellier. Cette femme-là le mènera par le nez.

Letellier avait d’ordinaire une éloquence courte. Mais quand il se lançait dans une diatribe contre les femmes, il n’était pas aisé de l’arrêter. Ce n’était pourtant pas là le point intéressant de son discours. Pourquoi Herz s’était-il mêlé de cette promenade ? Pourquoi n’en avait-il rien dit ?

Benjamin se montrait distrait, préoccupé.

— Troyon, me dit-il un matin que nous étions seuls au bureau, feriez-vous quelque chose pour moi ? — Je l’entendais depuis une heure froisser des lettres commencées, comme quelqu’un qui cherche une idée difficile et rature des expressions dont il est mécontent. — Eh bien ! Soyez gentil. Faites-moi un sonnet, comment dites-vous ? acrostiche, où les premières lettres des vers composent le nom d’une personne... : Vous savez écrire, vous, cela ne vous coûtera guère.

— Peste ! mon ami, comme vous y allez ! Un sonnet vaut un long poème, et qui vous dit que je fasse des vers ?

Il insistait.

— Mais que voulez-vous que j’écrive à Mademoiselle Nichol ? Je n’ai rien à lui dire, moi. Ne pouvez-vous l’aimer en prose ? Quel plaisir pensez-vous lui faire en lui offrant à lire son nom de haut en bas ? Et puis, mon pauvre ami, un sonnet a quatorze vers ; Brigett Nichol n’a que treize lettres. Voulez-vous écorcher son nom ? Vous vous feriez une ennemie.

Le pauvre garçon était touchant d’humilité, tant il avait le sentiment d’être indigne de sa maîtresse, tant il lui semblait impossible de paraître aimable tel qu’il était. Il ne se doutait pas que c’est ce qui le rendait charmant.

Je n’attendis pas longtemps l’explication du sonnet : je devenais, sans le vouloir, un jury poétique.

Un matin, Herz entra sous je ne sais quel prétexte et m’apporta une feuille de papier écolier qu’il me plaça d’un air dégagé sous les yeux, en me priant de lire et de lui donner mon avis.