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en rappelant nos souvenirs de collège. Je lui demandai s’il avait un truc spécial pour obtenir de si brillans résultats : « Non, me répondit-il. Souviens-toi que j’ai eu des prix de tir. Je tire bien et j’ai une confiance absolue dans mon appareil. » Il me montra ses multiples décorations. Toujours aussi simple, aussi gentil, aussi bon camarade qu’à Stanislas. Nullement grisé par son succès, il était seulement plus expansif et il était heureux de me raconter ses combats avec le Boche. Il m’expliqua que, malgré l’opposition qu’il avait rencontrée longtemps chez les constructeurs, il avait obtenu un perfectioHnement qu’il poursuivait. Il me dit aussi avoir un appareil photographique avec lequel il photographiait les différentes phases de la chute de l’adversaire. Quand nous nous sommes quittés, sa dernière parole a été : « J’espère bien voler demain, mais tu ne me « verras plus aux communiqués. C’est fini. J’ai abattu mes cinquante Boches[1]. »

Que veut-il entendre par là ? Paroles énigmatiques et contradictoires, qui ne sont peut-être qu’une boutade : il est rassasié de gloire, et demain il volera encore. Il volera pour rien, car il n’a plus rien à attendre, car il n’attend plus rien. Mais il volera.


Avant de repartir pour Dunkerque, il vient à Compiègne dire adieu à ses parens. Il y passe deux jours, les 2 et 3 septembre. Il partira le 4. Jamais il ne s’est montré plus câlin, plus séduisant et gai, plus simple et gentil. Mais il est aussi plus agité.

— Faisons des projets, faisons des projets, répète-t-il, lui qui, auparavant, n’en voulait point faire.

Et il fait des projets où il gâte ses sœurs à l’avance. À sa sœur Yvonne, il rappelle le temps où il lui réclamait une neuvaine. Il voulait qu’elle fit des vœux afin qu’il réussit à s’engager : c’était à Biarritz, après son premier ajournement. Comme elle s’y refusait, il l’avait menacée de la bouder tout le reste de ses jours. Et il l’avait boudée, en effet, pendant cinq minutes au moins. Sa mère et ses sœurs ne lui ont trouvé que plus de charme et d’entrain. Son père le devine, le pressent fatigué, surmené, lui découvre une sensibilité à ce point aiguisée que, de sa mission de chasseur, il se crée une obligation excessive et se

  1. Notes inédites de M. Jacquemin.