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charmante vie de jeune étudiant ; elle a laissé au loin, dans le Berry, le fâcheux Dudevant ; elle se grise d’air et de liberté… De taille moyenne, plutôt petite, le teint mat, le menton un peu fuyant, les autres traits... mais les autres traits ne comptent pas... tout dans cette figure de femme est absorbé par les yeux : ils occupent, ils poursuivent, ils inquiètent ; ils sont immenses, noirs et impassibles ; les cheveux admirables.

Elle dit souvent d’elle-même qu’elle n’a pas de conversation, qu’elle est « bête. » La vérité est qu’elle est souvent absorbée ; alors son regard devient fixe : elle a ce regard, lourd et superbe, qu’Homère attribue à Junon : Ἥρα βοῶπις, Ma mère, qui l’avait bien -connue, ne se rappelait pas l’avoir vue habillée de cette redingote à la propriétaire, qui la travestissait [1] ; elle se souvenait, au contraire, d’une George Sand très féminine, très séduisante aussi. Elle la revoyait, le soir, à la Revue, dans le salon étroit que présidait, de la cheminée, un Esculape de bronze ; elle la revoyait avec des « anglaises » noires, et de fins souliers de satin, brodés de perles de couleur ; elle représentait, aux yeux de la petite fille, une élégance qui lui semblait un peu espagnole, et qui l’éblouissait.

Mais, lorsque la bonne avait oublié de fermer la porte du salon, cette Espagnole Se levait vivement, la fermait avec énergie, et appelait la bonne « sacrée bigresse ! »

George Sand, — Mme Sand, comme on l’appelait rue des Beaux-Arts, — fut la grande amie. En parlant de Loëve Weimars, on a dit : « Il fut avec Planche et Musset une des trois prédilections du cercle intime, étant admis que George Sand plane au-dessus. » On lira plus loin une partie de la charmante correspondance de l’écrivain et de Mme François Buloz. Celle-ci était souvent chargée de missions délicates auprès de George Sand : elle plaidait gentiment et bravement les causes de son mari. Ces deux femmes, si dissemblables comme existence, idées, croyances, et que le hasard réunit, eurent de l’affection l’une pour l’autre, et une admiration réciproque : Mme François Buloz révérait le génie de l’écrivain, — George Sand les vertus de son amie.

Plus tard, Jules Sandeau montrait à la petite Marie, fille de François Buloz, des photographies dans un album. Il tenait

  1. Ma mère ne la connut que vers 1847.