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intestines que les autres villes d’Italie, rattachée aux pays d’outre-mer par les milliers de liens subtils et invisibles qui se tissaient et se défaisaient, sans cesse, comme les sillages de ses vaisseaux, Venise ne voulait pas que l’Europe débordât chez elle, mais elle ne craignait pas de déborder sur l’Europe, et pour la même raison qu’elle ne laissait nul gage aux mains des autres, recueillait avidement tous les gages que l’Europe avait la naïveté de lui laisser prendre, par exemple, les exilés. Dans son jeu, un roi et une reine étaient des atouts éventuels à ne pas négliger. Elle accueillit donc les réfugiés de Mantoue, leur donna une maison sur le Canareggio et même plus tard leur servit une pension. Le Pape s’en plaignit à ses ambassadeurs, mais elle le laissa dire. Si les Borgia grognaient de voir, en sûreté, le duc et la duchesse d’Urbino, c’est qu’ils étaient dangereux; s’ils étaient dangereux, ils étaient une force, par conséquent bons k garder. Elle les garda.

Ce n’est pas que, pour l’instant, ils parussent bien redoutables. Abandonnés de tous les potentats d’Italie que terrifiait la fortune de César, privés de leurs ressources, réduits a une demi-misère, tant que la pension de la Seigneurie ne leur fut pas servie, c’est à peine s’ils gardaient de leur souveraineté passée une réalité plus effective que ce que peuvent garder du plus beau palais les reflets du canal où errait leur mélancolique gondole. Un moment, les difficultés de leur existence devinrent telles que la bonne Reine Anne de Bretagne ayant offert de les secourir, la duchesse Elisabetta Gonzague pensa entrer dame du Palais, à son service!

Il arrivait bien, de temps en temps, une lettre de Mantoue. Ce qu’était une lettre pour les exilés, on le devine sans peine… Avec quelle impatience on devait se jeter sur celles d’Isabelle d’Este ! Sans doute, elles étaient fort intéressantes. Elles contenaient des nouvelles. On y lisait, par exemple, ceci : « Nous avons sevré Federigo ; au bout d’un jour et d’une nuit, il s’y est facilement accoutumé… » Mais de politique, pas un mot. Et n’était-ce pas mieux ? Isabelle ne pouvait décemment raconter que son mari était au mieux avec César. Celui-ci le remerciait « de la manière dont il avait agi, dans les présentes conjonctures, avec le Seigneur Guido Ubaldo et l’illustrissime duchesse sa sœur, » et il ajoutait : « Notre vieille amitié ne souffrira plus désormais aucune exception. » Sans connaître