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subir à l’infortunée Cunégonde ?… Par quelle belle journée Robinson, dans sa barque à voiles poussée par un vent favorable, échappa-t-il à son gardien, pour aller raconter à Daniel de Foë ses étonnantes aventures et jeter dans les fumées d’une sombre taverne de Londres l’éclat de ce ciel éblouissant ?…

Toute cette fin d’après-midi, j’ai cherché le fondouk où furent vendus Cervantès et Robinson Crusoé. Mais, bien que le temps ne soit pas loin où l’on trafiquait des esclaves à Salé, personne n’a pu, ou n’a voulu me dire, où se faisait la criée. Et qu’importe d’ailleurs ? Les fondouks se ressemblent tous ; et celui qui vit passer ces inoubliables esclaves devait être en tous points pareil au caravansérail où, fatigué de ma recherche infructueuse, je m’arrêtai pour prendre un verre de thé sur la natte du caonadji.

C’était jeudi, jour de marché. La grande cour entourée d’arcades foisonnait de bêtes et de gens. Dans la poussière, le purin, et les flaques d’eau près du puits, ânes, chevaux, mulets, moutons, chats rapides et comme sauvages, chiens du bled au poil jaune pareils à des chacals, poules affairées et gloutonnes, pigeons sans cesse en route entre la terre et le toit, cent animaux vaguaient, bondissaient, voletaient ou dormaient au soleil, autour des chameaux immobiles, lents vaisseaux du désert ancrés dans le fumier poussiéreux. Sous les arcades, âniers et chameliers se reposaient à l’ombre, parmi les selles et les bats, jouaient aux cartes et aux échecs, ou à quelque jeu semblable, tandis qu’au-dessus d’eux, sur la galerie de bois qui encadre le fondouk, les gracieuses filles de la douceur, parées comme des châsses, prenaient le thé avec l’amoureux du moment derrière un rideau de mousseline, allaient et venaient sur le balcon, ou, penchées à la balustrade, échangeaient le dernier adieu avec celui qui s’en va.

C’était un spectacle charmant toutes ces bêtes rassemblées là, comme dans une arche de Noé, et ces beautés naïves qui laissaient tomber au-dessus du fumier l’éclat barbare de leurs bijoux d’argent et leur volupté innocente. Accroupis sur leurs genoux, les chameaux balançaient, au bout de leurs cous inélégans, leurs têtes pensives et un peu vaines. Il ne leur manquait que des lunettes pour ressembler à des maîtres d’école surveillant avec dédain une troupe d’écoliers folâtres,