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train de se bâtir et qui se cherche elle-même. On fait ainsi un kilomètre dans la rouge poussière soulevée par les bourricots, puis on s’engage dans les jolis chemins creux, bordés de figuiers, d’aloès, de mûriers, de poiriers sauvages qui escaladent le plateau et mènent à la dernière muraille de l’enceinte de Rabat.

Cette muraille, bâtie il y a plus de huit cents ans par le sultan et Mansour, s’allonge dans un désert de cendres, de pierrailles et de palmiers nains. On la franchit par une large brèche, et tout de suite, à trois cents mètres à peine de l’autre côté d’un ravin qui descend sur le Bou-Regreg dont on voit briller les méandres, une autre muraille se dresse, plus fruste, plus barbare, s’il est possible, bornant aussitôt le regard de sa masse flamboyante. Un moment, les deux enceintes courent parallèlement l’une à l’autre et semblent s’affronter comme les remparts de deux cités rivales. Puis, le mur de Rabat continue de cheminer lourdement sur le plateau dans son désert de cendres, tandis que l’autre muraille, prenant d’écharpe la colline, s’incline dans la direction du fleuve, et va se perdre au milieu des verdures qui poussent avec abondance au fond de la vallée. Nul décor sur cet entassement de terre et de cailloux roulés. Rien que l’éclat de la lumière, l’ombre des tours carrées, et les créneaux pointus, alignés en une longue file guerrière, les uns robustes, comme bâtis d’hier, et d’autres si ruineux, si ravinés à leur base qu’on s’attarde à les regarder avec l’idée puérile que si une seconde encore on n’en détache pas ses yeux on va voir l’un d’eux s’écrouler… Sur tout cela, un prodigieux silence, troublé seulement par le cri d’un geai bleu qui glisse sur la muraille embrasée, éblouissant comme un martin-pêcheur, et si chargé de pierreries qu’on s’étonne que l’ombre en soit noire.

Pas même dans les grands cimetières qui s’étendent au bord des grèves, ni sur le promontoire de la Casbah des Oudayas, dans la grande féerie qu’offrent là-bas le ciel, la mer, les verdures et les rochers, je n’ai ressenti une plus forte impression de solitude et de siècles abolis, qu’entre ces remparts flamboyans qui semblent n’enfermer que du silence.

Là s’élevait Chella, la cité disparue, qui avait derrière elle de longs siècles de passé avant qu’il y eût des maisons et des tombes sur les dunes de Rabat et de Salé. Au plus profond des âges, la vie s’est allumée, derrière ce grand mur rouge, autour