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Le comte Okuma, lorsque j’eus l’honneur de le revoir, se plaignit du contraste entre les progrès matériels du Japon et le fléchissement de la morale publique. Cependant, je ne constate aucun changement dans ce qu’on me raconte et dans ce que je peux saisir de la vie des gens dont l’intimité est ouverte à tous les regards et à tous les vents. Au printemps 1914, le peuple japonais vivait comme à la fin du XIXe siècle.

Le fléchissement moral est peut-être plus sensible à mesure qu’on s’élève dans la société. Encore faut-il bien se garder de prendre pour des vices nouveaux ce qui n’est que la forme nouvelle de vices invétérés. J’avais été très frappé de voir jadis avec quelle rapidité les vieilles tendances anarchiques du peuple japonais, si longtemps engourdies sous le gouvernement shogunal, se ranimaient dans les veines de son jeune parlementarisme. Les victoires sur les champs de bataille de la Mandchourie les ont fait retomber en langueur. L’anarchie ne menace que les peuples vaincus. C’est ce qui nous explique que dans un pays en guerre les ennemis de l’ordre social, sans aller jusqu’à souhaiter positivement la défaite, ne désirent pas la victoire. Le Japon n’a jamais eu à lutter contre ces ennemis-là. Les émeutes de Tokyo ont prouvé de quelle violence la foule japonaise était capable. Mais, uniquement provoquées par la vénalité de certains milieux politiques, elles n’avaient aucun caractère révolutionnaire, et elles étaient peu de chose à côté des insurrections d’autrefois. Quant à la vénalité, ceux-là seuls, qui ne connaissent de l’ancien Japon que ses décors romantiques, ignorent qu’elle a sévi de tout temps et que les grands samuraï des daïmiates ou de la cour du Shogun mordaient souvent à la grappe d’un aussi bel appétit que les fonctionnaires les plus compromis des ministères modernes. Seulement, le peuple se taisait, et les enfants ne les poursuivaient pas dans les rues comme ils le faisaient hier, quand ils les voyaient passer en voiture et qu’ils leur criaient : Pots-de-vin volants ! Assurément, le pouvoir de l’argent a grandi sur les ruines de la société féodale comme en France sur celles de l’ancien régime. Mais l’institution monarchique et tout ce qui subsiste encore du respect des vieilles hiérarchies l’ont peut-être plus limité que chez nous. Bien que le développement de l’industrie ait été prodigieux, — songez qu’en 1878 le commerce extérieur, exportation et importation, n’atteignait pas cent cinquante