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offrait des millions d’âmes à conquérir et vous n’avez gagné qu’un petit cœur d’enfant. » Lui-même est si plein d’angoisse que, sans répondre et cachant ses larmes, il se sauve brusquement, comme un voleur. (Le Coup d’aile.) — Pour avoir, lui aussi, levé les yeux trop haut, Jean de Sancy tombe sous la balle d’un anarchiste, et l’adieu symbolique qu’il adresse à son enfance exprime bien son immense déception. Encore sa mort est-elle une délivrance ; et peut-être lui ouvrira-t-elle ces espaces infinis vers lesquels s’élança, dès sa jeunesse, son âme avide d’héroïsme. (Le Repas du lion.) — Marie, au contraire, Marie la fille sauvage, reste seule, sans le sourire d’un enfant comme Anna ou Michel, sans le secours de Dieu comme Julie, sans l’espoir incertain mais sublime de Donnat, sans l’orgueil d’un grand sacrifice, même inutile, comme Jean de Sancy ; elle reste seule avec le souvenir de ses ambitions misérablement avortées, et le sentiment de son irrémédiable déchéance. Et si, comme il semble, son aventure est symbolique, — autrement quel en serait l’intérêt ? — la conclusion qui en découle est désespérante : l’humanité est une enfant que l’on amuse avec des fables ; ses chefs, au prix de mensongères promesses, l’entraînent parfois vers les sommets ; mais elle n’y trouve pas les merveilles ou le hochet convoité, et, redescendant aux bas-fonds, elle redevient la bête féroce et lubrique dont s’épouvantait le philosophe. (La Fille sauvage.)

Juge-t-on cette conclusion hasardeuse ? Voici une pièce de portée moindre peut-être, mais de caractère net et de signification claire : l’Amour brode devenu la Danse devant le miroir. Ce n’est pas, je pense, un simple fait divers, l’aventure de deux exaltés quelconques. À propos de ces précieux pervertis, de ces romanesques forcenés et tragiques, M. de Curel a voulu nous donner sa théorie, sa philosophie de l’amour ; et il a écrit la tragédie la plus cruelle et la plus lugubre. Cruelle, lugubre, non seulement parce qu’elle aboutit à un dénouement sanglant, parce que les épisodes en sont lamentables où Régine et Paul se torturent, s’injurient et s’avilissent ; mais parce que l’idée qui la domine est celle de notre incurable misère sentimentale, pauvres jouets que nous sommes d’ambitions irréalisables et d’irrésistibles appétits, déplorables pantins du sublime voués au ridicule, au, malheur et à la mort.

Ce qui parfois aggrave encore la tristesse de ces