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le mufle bas, des auto-mitrailleuses ébranlaient la chaussée.

Et dans ce cortège d’exode, que le pont finissait par calibrer, régnait un ordre bizarre, comme involontaire et non discipliné. Il semblait que toutes les âmes humaines peuplant la noirceur opaque fussent repliées sur elles-mêmes, obstinément solitaires parmi l’orientement unanime. Farouches, maussades, elles subissaient lourdement l’injonction de l’inévitable.

Le lendemain, ces troupes qui avaient cheminé toute la nuit avec la torpeur exténuée des caravanes, se redressèrent à la lumière du matin, se déployèrent, et, sous une luxueuse convergence d’obus de calibres divers, revinrent occuper les tranchées de la digue. Les présages avaient, une fois encore, viré. La bataille de l’Yser commençait.


FAUSSE ÉTAPE

Novembre.

J’ouvre les yeux, et sur le drap très blanc, bien lisse, je pose un regard tactile comme la patte d’un chat. Qu’il fait frais et propre dans ce lit onctueux ! Et ce mouvement très ample, de droite à gauche, et qui s’inverse, est d’une indéniable volupté. Toute la chambre se balance.

Elle semble vide, mais sans doute une personne veille à mon chevet, que, couché sur le dos, je ne puis apercevoir. Je désire qu’elle ignore mon réveil pour qu’elle ne s’empresse pas, n’abrège pas le silence harmonieux à ma paresse. Paresse légitime, puisque j’ai donné mon sang : ma blessure… au fait, où donc suis-je atteint ? Aucune souffrance ne me renseigne : elle a dû rester assoupie. Jouissons, en attendant son retour, des choses moelleuses et nettes où il est suave de s’engourdir.

Je ne me souviens décidément plus. N’est-ce pas une fracture ? Il faudra rester longtemps immobile, la jambe prise par des bandelettes plâtrées, sur un lit semblable à celui-ci. Oh ! j’y demeurerais des mois pleins !… Puis, lente, la convalescence viendra. Pendant que renaîtront mes forces, j’apprendrai le triomphe de nos armes ; un reflet de gloire frôlera mon couvre-pied. Des jardins verront ma première sortie, une béquille au bras, sous le printemps enfin venu.

Un pas léger s’approche. Une dame de blanc vêtue,