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comme arrêtés à la lisière d’un rêve et indécis à la franchir, paraissant se demander soudain pourquoi ils étaient là, avec ces armes dans leurs mains, oublier quelle promesse fiançait les fines lames blanches aux poitrines offertes que l’aube nimbait d’un halo. Dans le champ qu’embrasait mon regard, une stupéfaction figeait les ennemis, face à face.

Quand je mis fin à cette confrontation d’un instant par trois coups de revolver qui firent brèche et déclenchèrent la ruée, il me sembla que je brisais l’apparence seulement de quelque chose d’indestructible, comme le reflet d’un tableau dans une glace.


EN SERVICE VOLONTAIRE

Décembre 1915.

Baltis est mort aujourd’hui, simplement, sans se départir des apparences discrètes où la grandeur s’isole. Un obus l’a désigné parmi ses hommes au cours du bombardement quotidien. Il a survécu quelques heures, mais assez nettement frappé pour que lui fussent épargnées les tentatives médicales. On l’avait déposé dans son abri de combat quand je l’ai rejoint pour recevoir son adieu. Nous l’avons veillé jusqu’à l’heure des relèves où nous l’avons emporté. Il dort sur un brancard, dans la chambre voisine ; nous devons l’enterrer demain.

Je n’irai pas prier sur sa tombe, en quête de sa présence, car ce n’est pas en tel lieu qu’il m’a donné rendez-vous, mais en moi. C’est là que je veux m’appliquer dès ce soir à orner pour mon frère d’armes une chambre funéraire où son souvenir habitera, non point façonnée pour la rigide éternité des choses, ainsi qu’une colonne mémoriale : taillée dans la matière vivante, elle en aura l’éphémère durée et la chaleur.

Je ne serai pas seul à lui assurer un asile. Quand ses hommes défilaient à la porte de sa cabane de madriers, je les ai regardés un à un. Leur regret ne se dissipera point comme la fumée d’un obus, mais il sera effacé depuis longtemps, que la vertu d’exemple entée en eux grandira encore sans qu’ils sachent reconnaître sa sève.

D’autres qui sont loin, et ignorent quels nouveaux devoirs ils ont assumés, lui continuent leur pensée d’absence. Ils ne peuvent l’oublier, car Baltis avait la puissance humaine