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de classer les événements et de montrer de l’ordre dans le désordre apparent : une loi de l’histoire si impérieuse et si étendue que l’histoire d’Hérodote a quelque analogie, sous ce rapport, avec l’histoire de Bossuet : mais il n’a pas dit que cette loi de l’histoire tendît au honneur ou au salut de l’humanité. Il croit au malheur inévitable de la condition humaine. Et, la pensée d’Hérodote, Tournier la caractérise mieux qu’on n’a fait, par ces mots si bien choisis, tremblants et pathétiques : « cette inquiétude religieuse qui avait égaré si haut la sagesse mélancolique d’Hérodote… » On nous a trop accoutumés à concevoir la pensée de la Grèce comme le miracle de la certitude accomplie et de la sérénité : l’angoisse y est, sous la domination de l’intelligence. On nous a trop accoutumés à nous figurer les Grecs familiers avec les dieux de leur Olympe et rassurés par l’air humain, si nettement défini, de leurs dieux. Hérodote, après avoir raconté l’une des catastrophes étonnantes qui sont le sujet de son histoire, ajoute : « Cet événement me paraît d’une nature tout à fait divine ; » et il entend : incompréhensible. Euripide, qui n’est plus un croyant, mais un philosophe, s’écrie : « Si les dieux commettent l’injustice, ils ne sont plus les dieux ! » C’est la négation de la véritable pensée grecque, laquelle attribue aux dieux l’injustice ou le contraire de ce que les hommes appellent la justice. Il y a, dans Homère, un personnage fabuleux qui a deux noms, l’un que lui donnent les hommes, l’autre que lui donnent les dieux. Les dieux ont leur langage ; et, comme ils ont leur langage, ils ont leurs idées. Les dieux sont, pour les Grecs, le mystère : un insoluble mystère, et qu’il ne s’agit que d’entrevoir un peu du côté où il touche aux péripéties de la destinée humaine.

Tournier, dans tout son commentaire, insiste sur la différence des deux éléments qui composent la religion de Némésis : la jalousie des dieux et le sentiment de la mesure. La crainte des dieux jaloux, plus ancienne que la Grèce, s’y est développée aux époques les plus tourmentées. Sous Darius fils d’Hystaspe, Xerxès fils de Darius, Artaxerxès fils de Xerxès, trois générations durant, la Grèce eut, dit Hérodote, plus de maux à souffrir que durant vingt générations d’avant Darius : « Aussi n’est-il pas étonnant que l’île de Délos, jusqu’alors immobile, ait tremblé. » Aussi n’est-il pas étonnant que l’âme de la Grèce ait tremblé. En présence des plus terribles malheurs, elle a posé la question du mal dans le monde : et la croyance aux dieux jaloux était une réponse. Jamais l’histoire de la Grèce n’a été bien calme ; et en aucun temps la Grèce n’a pu se figurer qu’elle vivait en sûreté sous