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tous. Le sang des victimes, que chaque jour continuait d’étendre, inscrivait sur le sol cette leçon : « Hâtez-vous ! » L’insouciance et la paresse avaient pris trop souvent le visage de la souffrance et de la mort ; nul ne se souciait plus d’y adapter le sien. Après cinq jours de tâche, tout le monde put trouver place aux galeries ; nous ouvrîmes alors les chambres des sections.

Entre temps, certaines péripéties de la bataille toute proche nous offraient un spectacle et, selon sa coutume, le malheur nous distrayait de la mort…

Devant nous, sur toute la région de Douaumont, bordée à nos yeux par la ligne de crêtes allant du fort de Souville au village de Fleury, de violents bombardements, troublant la fin de la journée, luttaient de couleurs avec le crépuscule qu’ils semblaient ensuite noyer dans leur fumée.

C’était alors, à moins de deux kilomètres de nous, le plein des premiers combats de Douaumont. Par rafales de dix, de douze, les obus sillonnaient la crête, y allumaient leurs flammes brèves, y écrasaient les ruines. Plusieurs d’entre eux projetaient une zone lumineuse, qui descendait lentement jusqu’au fond de la vallée ; alors une odeur suffocante nous prenait à la gorge.

Au plein de ces bombardements, j’ai maintes fois fixé les yeux sur une vache qui, pour moi, s’en faisait le centre. Elle revenait chaque jour ; elle paissait, tranquille, au milieu des obus. Le bruit le plus proche attirait un instant son œil inexpressif ; mais, de toute la lenteur puissante de son cou, elle se détournait bientôt et remettait la langue au pré…Je n’étais pas seul à la remarquer. Un jour, pris d’une fringale de lait, un de mes hommes, courant sous le bombardement, arriva jusqu’à elle. C’était Maronne, mort depuis, et resté le plus fameux des brancardiers du régiment ; ivrogne au cantonnement, chapardeur, insupportable aux gradés, sur le champ de bataille il était, quel que fût le péril, le salut du blessé. Il en parla, le soir, devant ses camarades ; j’étais présent, et l’obscurité me dissimulait. « Elle n’avait plus de lait, la garce ; ce n’est pas faute pourtant de lui avoir manié les tétons. Alors j’ai poussé jusqu’à Fleury où il devait y avoir des caves. Je vois une ferme. La porte en est fermée ; j’y vais de mon coup d’épaule, puis je descends à la cave. J’allume une allumette ; elle s’éteint, mais