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un accord parfait semble régner entre elles ; la présence des enfants qui se roulent sur le tapis dans leurs petites chemises courtes donne à la scène un air familial et enjoué. Une des jeunes femmes allaite un poupon brun et pâle, aux cheveux crépus, et les autres la regardent, ravies.

Après le premier échange de politesses, la conversation, comme toujours, languit. Certes, j’ai un excellent truchement, mais c’est le fils du maître de la maison ; comment, par son intermédiaire, causer librement avec sa mère, ses sœurs, ses belles-sœurs, des choses puériles ou intimes qui, seules, ont le pouvoir d’éveiller ces êtres inertes ? Et puis… et puis… la distance est trop grande entre le libre cerveau de la femme occidentale et ces cerveaux façonnés aux longues dissimulations et aux souplesses d’esclave. Rien de plus difficile, pour une étrangère de passage dans le pays, que de soutenir une conversation avec ces êtres engourdis dans la somnolence séculaire du harem. En certains pays musulmans, — en Turquie et en Algérie, par exemple, — les femmes du meilleur monde sortent quelquefois, vont au hammam, échangent des visites, circulent même dans les souks sous la surveillance des eunuques. Pour la grande dame marocaine, entre le mariage et l’enterrement, aucune sortie, sauf au cas d’un déplacement collectif du harem ; et il n’y a que quelques très grands seigneurs qui transportent ainsi leurs gynécées d’une ville à une autre. En général, les femmes restent étroitement enfermées entre les murs du vieux palais croulant où, toutes jeunes, on les amena au maître, et où aucune nouvelle de la vie extérieure ne leur arrive, sauf les potins rapportés par les négresses.et les esclaves de basse condition qui, elles, circulent dans la ville.

Dans le milieu aimable et familial où je me trouve, je sens bientôt l’étouffante atmosphère de la prison. Ces femmes me regardent avec de douces prunelles vides, à peine traversées par une vague lueur de curiosité bientôt éteinte. On a le sentiment qu’elles sont trop ignorantes pour que leur imagination soit effleurée par l’idée de l’inconnu : placides bêtes ruminantes, elles ne devinent rien au-delà de l’enclos où elles paissent.

Sans doute, le maître se rend compte de la difficulté que j’éprouve à soutenir une conversation avec son doux troupeau ; ou bien, craint-il au contraire les confidences indésirables ?