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regrettable que la mort ne lui ait pas permis d’y mettre la dernière main.

Les amis et les élèves de Brunetière ont pensé que ce livre considérable ne devait pas rester inachevé. Les plans, les notes laissés par le maître, les rédactions de ses auditeurs permettaient de reconstituer, sinon l’état définitif de sa pensée, — il se corrigeait sans cesse et n’arrêtait son expression qu’à la dernière extrémité, — tout au moins, dans leurs lignes essentielles, ses leçons d’Ecole normale. Ce délicat travail a été confié à un consciencieux et fin lettré, M. Albert Cherel, qui, après avoir guerroyé très bravement à Verdun, comme ses citations en témoignent, a recueilli récemment, à l’Université de Fribourg en Suisse, la lourde succession de Maurice Masson. Avant la guerre, M. Cherel avait publié successivement le Dix-septième[1] et le Dix-huitième Siècle. Il vient de nous donner le Dix-neuvième Siècle. Je voudrais indiquer en quelques mots le très vivant intérêt de ce dernier volume.


C’est en 1892-1893 que Brunetière avait professé, à l’Ecole normale, une soixantaine de leçons sur la littérature française du XIXe siècle. Je ne les ai pas entendues, mais on m’en avait communiqué les notes, et le cours m’avait paru l’un des plus remarquables que l’auteur des Etudes critiques eût professés à l’Ecole. J’ai retrouvé très forte cette impression d’autrefois en lisant le livre que publie M. Albert Cherel. Brunetière avait alors quarante-trois ans : il était en pleine possession de sa méthode et de son talent ; il n’avait pas encore, sur les questions morales et religieuses, pris définitivement position, comme il devait commencer à le faire deux ou trois années plus tard. Mais dans cette pensée très libre, ouverte aux quatre vents de l’esprit, on sentait un fond d’angoisse et d’inquiétude. Historien et critique, il se cantonnait, surtout en enseignant, dans ses fonctions de critique et d’historien ; mais presque à son insu, l’enquête littéraire tournait invinciblement à l’enquête morale. Au reste, — et c’était le grand charme de son enseignement, — personne n’a pris plus constamment pour devise le mot célèbre de Sainte-Beuve : « Tout ce qui est d’intelligence générale et

  1. Voyez sur le Dix-septième Siècle, dans la Revue du 15 août 1912, l’article de M. Doumic.