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son ensemble, très résolument maintenu les droits et donné l’exemple d’une littérature sociale : c’est Rousseau, l’ancêtre de nos romantiques, qui a le premier revendiqué âprement pour l’individu le droit de s’exprimer tout entier et sans réticences et de concevoir l’œuvre littéraire à sa propre image. De 1800 à 1830 environ, les deux principes antagonistes vont lutter à armes à peu près égales, avec des alternatives variées de succès et de revers. C’est d’abord Chateaubriand, le plus grand des disciples de Rousseau, qui commence la réaction contre l’esprit du XVIIIe siècle ; mais le XVIIIe siècle se survit et se défend dans la personne de ses derniers représentants : poètes tels que Lebrun et Parny ; savants tels que Laplace et Cabanis ; idéologues, tels que Destutt de Tracy. Entre ces deux courants vient s’en interposer un autre, celui des littératures étrangères, représenté par Mme de Staël et son école, les Sismondi et les Fauriel. La lutte, un moment suspendue par l’intervention de cette nouvelle influence, reprend bientôt de plus belle, et sous la Restauration qui favorise de tout son pouvoir les ennemis du XVIIIe siècle, « nous voyons d’une part l’esprit classique se solidariser avec l’esprit libéral, chez Casimir Delavigne, Népomucène Lemercier, Béranger, Paul-Louis Courier, et, d’autre part, l’esprit religieux se solidariser avec l’esprit romantique, chez Chateaubriand, Bonald, Joseph de Maistre, Lamennais, Lamartine. Victor Hugo. »

L’individualisme littéraire l’emporte, — le talent et le génie même sont d’ailleurs de son côté, — et de 1830 à 1840 s’ouvre une nouvelle période où nous le voyons triompher bruyamment et renouveler simultanément tous les genres : la poésie, avec Lamartine, Victor Hugo, Sainte-Beuve, Alfred de Vigny, Alfred de Musset et Théophile Gautier ; le théâtre, avec Vigny, Victor Hugo et Alexandre Dumas ; le roman, avec Hugo, George Sand et Sainte-Beuve ; l’histoire, avec Augustin Thierry et Michelet ; la critique, avec Sainte-Beuve ; la philosophie enfin, avec Cousin et Jouffroy. Tous ces écrivains, chacun à leur manière, prêchent l’affranchissement, l’exaltation du moi, ce moi que les classiques déclaraient « haïssable, » et qu’ils s’efforçaient de « couvrir, » de dissimuler, de dissoudre dans l’impersonnalité des règles esthétiques et des convenances sociales.

Mais cet individualisme exaspéré ne pouvait vivre qu’un temps, surtout dans un pays épris de sociabilité comme la