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puissante communauté de race, de langue, de traditions, chaîne à la fois très douce et très forte. Un de ses poètes nationaux, le Slovaque Kollar, traçait, dès 1824, le symbole de la fraternité slave dans son œuvre si suggestive, la Fille de la Gloire : « Oh ! faites donc à votre mère, vous tous, tinsses, Tchèques, Polonais, la joie de vivre unis, dans une seule patrie. » Depuis, et surtout sous le règne d’Alexandre II, les échanges intellectuels et moraux entre les deux pays étaient devenus incessants : les Tchèques allaient en pèlerinage à Moscou, les Russes regardaient Prague comme une de leurs villes saintes. Et, jusqu’au jour de la guerre, la Bohème, la Moravie et la Slovaquie ne cessèrent de nourrir pour le peuple russe la plus grande sympathie.

Nous disons « pour le peuple russe, » non « pour le gouvernement russe. » Ecartons ici une équivoque que les Allemands ont appliqué tous leurs soins à entretenir, celle que résume le mot de « panslavisme. » Sur la foi des polémistes d’Outre-Rhin, le public occidental a souvent regardé tous les apôtres de la fraternité slave comme, des agents dirigés et payés par le gouvernement dus tsars. Les Allemands ont longtemps terrorisé la France et l’Angleterre avec le fantôme de l’ambition panslaviste, pendant qu’eux-mêmes dissimulaient leur ambition pangermaniste. Comme l’a dit spirituellement M. Ernest Denis, c’est la tactique bien connue de l’escroc qui crie « Au voleur ! » pour détourner les soupçons. Une pareille erreur est particulièrement injuste en ce qui concerne les Tchèques. Leur slavisme, surtout sentimental et traditionnel, était bien loin de se confondre avec un impérialisme agressif. Ils n’avaient pas grande admiration pour le gouvernement de Saint-Pétersbourg, pas plus qu’ils ne lui inspiraient grande confiance. La bureaucratie tsariste tenait en suspicion ces Tchèques inquiétants, excellents Slaves il est vrai, mais citoyens remuants et frondeurs, épris de liberté, de tolérance, de démocratie, enfants terribles d’un bien pernicieux exemple pour les populations slaves plus dociles. Les Tchèques, de leur côté, quelle que fût leur aversion pour le joug allemand, ne désiraient à aucun degré être annexés à la Russie : ils auraient cru, — et avec raison, — rétrograder sur la route de l’évolution politique.

Très épris du peuple russe, très réservés à l’égard du gouvernement pétersbourgeois, voilà ce qu’étaient les Tchèques