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traitant d’os et de moelle, de grenier et de farine, de femme, d’amie de valet, de tout ce qui nous touche de près ou de loin, sans jamais insister sur les noms ou ennuyer avec une date, une allusion à l’actualité, suspendu au ciel des lettres sans parenté et sans fige, en signe de joie, comme une étoile d’automne ! » Si l’on demande pourquoi cette étoile d’automne ici, à propos de Montaigne, c’est qu’Emerson songeait à Montaigne un soir d’automne et regardait aussi les étoiles. Il était sensible aux aspects de la nature ; et il la préférait aux livres, généralement. En fait de livres, ceux qu’il lisait volontiers et dont il se souvenait, devaient ne le point déranger des sentiments que la nature éveillait en lui. Or, il a dit de Montaigne, plus tard, le 7 février 1843 : « La nature abhorre l’auteur et elle aime Montaigne. » C’est ainsi que le souvenir de Montaigne se réunissait pour Emerson, et par un hasard qu’il trouvait joli, à celui d’une étoile d’automne. Puis il était, cet Emerson, un grand ami de la santé ; — d’ailleurs, il fut, toute sa vie, de corps chétif et menacé ; — si grand ami de la santé qu’il ne-permettait pas qu’on lui parlât de maladie. Mais il écrit : « Lu le voyage de Montaigne en Italie… J’aime tant Montaigne que le journal même de sa maladie m’intéresse… » En 1862, il commence l’année à relire Montaigne : « Le charme de Montaigne, de son égoïsme et de ses anecdotes, c’est que nous avons là un vigoureux cavalier, un seigneur de France, chez lui, dans son château, responsable de tout ce bavardage. Si l’on arrivait à prouver qu’il n’y a là qu’un jeu d’esprit de Scaliger ou d’un autre scribe, le livre perdrait toute sa valeur. Montaigne est essentiellement non-poétique. » Non-poétique : entendez, cette fois, réel. Mais, d’habitude, Emerson a soin de ne pas séparer la poésie et la réalité. Seule l’enchante la poésie ; et il la veut née de la réalité : même, il la trouve dans la réalité. S’il aime tant Montaigne, c’est qu’il a trouvé, en ce seigneur de France, qui bavarde si bien, — si naïvement, dirait-il encore, — une poésie de réalité. Ce qu’il appelle enfin l’égoïsme de Montaigne, c’est la sagesse que Montaigne avait inventée pour lui-même : et pareillement Emerson veut que chacun de nous élabore une sagesse pour soi.

Ces petites notes sur Montaigne, je les emprunte au « Journal intime » d’Emerson, que M. Régis Michaud vient de traduire, sous le titre d’Autobiographie. Et c’est une gracieuse chose, étonnante, pathétique et drôle, une autobiographie de ce genre, où il n’y a presque pas de renseignements sur la vie de l’auteur, mais une méditation perpétuelle. En somme, il n’arrivait à Emerson quasi rien : et surtout, ce qu’il remarquait, ce n’est pas ce que d’autres auraient