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l’auteur de l’Amérique et le rêve exotique dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècle, — « des Grieux, loin d’avoir bien de la peine à creuser la fosse de la pauvre Manon, aurait eu beaucoup de mal lui-même à ne pas disparaître englouti dans le marais. » L’abbé Prévost n’avait pas voyagé dans la Louisiane. Et c’est ainsi que, racontant l’arrivée de des Grieux et de Manon, après leur navigation de deux mois, il écrit : « Nous n’avions pas découvert la ville ; elle est cachée de ce côté-là par une petite colline… » Mais il n’y a point de colline auprès de la Nouvelle-Orléans. Cependant l’abbé Prévost, ou du moins « l’homme de qualité » qui a reçu les confidences de des Grieux, prétend qu’il a rédigé cette histoire tout de suite après l’avoir entendue, de sorte que « rien n’est plus exact et plus fidèle que celle narration… Voici donc son récit, auquel je ne mêlerai, jusqu’à la fin, rien qui ne soit de lui. » Or, ni le sable ni la petite colline aux alentours de la Nouvelle-Orléans ne sont d’un homme qui a vu ce pays.

Les conteurs ont toujours eu des prétentions à être véridiques. Homère déjà, n’ayant pas de documents à citer, feint de consulter la muse ; et, quand la muse lui a soufflé que les Achéens avaient trois cents vaisseaux : « Les Achéens. dit-il, avaient trois cents vaisseaux… » Un tel hommage rendu à la vérité par l’audacieuse fantaisie est un signe d’humilité : la plus heureuse imagination se défie d’elle-même et ne croit pas inventer rien qui touche l’esprit et le cœur des hommes et des femmes autant que la très simple et anodine vérité. Le moindre hâbleur le sait à merveille ; les poètes le savent aussi.

Au surplus, ce ne sont pas les serments de l’abbé Prévost qui nous garantissent l’authenticité de Manon, du chevalier des Grieux et de leurs aventures. Mais il y a, dans cette histoire ignoble et charmante, une vivante réalité dont le prestige est impérieux…


Pourquoi Manon Lescaut, dès la première scène.
Est-elle si vivante et si vraiment humaine
Qu’il semble qu’on l’a vue et que c’est un portrait ?…
Tu m’amuses autant que Tiberge m’ennuie.
Comme je crois en toi ! Que je t’aime et te hais !
Quelle perversité ! Quelle ardeur inouïe
Pour l’or et les plaisirs ! Comme toute la vie
Est dans tes moindres mots ! Ah ! folle que tu es,
Comme je t’aimerais demain, si tu vivais !


Et les chercheurs, avant Musset et après lui, se sont ingéniés à retrouver, dans la poussière du passé, la véritable Manon, le