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simulacre de forteresse, faut-il croire, et sans doute les dix-huit cents canons qui le gardaient étaient seulement figures sur les murs, car jamais cela ne résiste à l’injonction d’un nouvel arrivant ! Siècle par siècle, on le vide de son contenu. Un jour, la porte centrale s’écroule, un autre jour, une tour, — jusqu’à ce qu’enfin la toile de fond s’abaisse et tombe au signe que fait le plus grand machiniste des temps modernes, à son retour de Marengo. Et aujourd’hui, bien que tout soit rebâti et a l’exacte ressemblance du passé, il serait aussi vain de chercher les témoins de Béatrice d’Este au Castello de Milan que, sur le Champ-de-Mars ou aux Invalides, les villages prestigieux et éphémères, où une figure de femme s’est profilée en 1889 ou en 1900.


II. — UN FÉTICHE

Quant à Ludovic le More, la perle de Béatrice devait le laisser inconsolable. Il erra désormais dans le Castello, comme une âme en peine, déplorant son malheur, pressentant d’autres malheurs, écoutant croître le pas sourd de la fatalité, redemandant sans cesse à tous les échos de l’immense palais ce qu’il avait perdu.

Qu’avait-il donc perdu ? Une femme, — non, un fétiche… Son désespoir n’était pas feint : il était vraiment accablé par ce coup inattendu ; il sentait un grand vide devant lui, un abîme béant, noir, où tout allait sombrer. On le vit changer de jour en jour et rendre à la mémoire de la morte un véritable culte. Sa chambre, tendue de noir, devint la Camera nigra. Il ôta, de l’anneau qu’il portait au doigt, la figure d’empereur romain qui l’ornait pour la remplacer par celle de Béatrice. Il apporta un soin passionné à l’édification de son tombeau, dans la Cappella Maggiore de Sainte-Mario-des-Grâces, recueilli aujourd’hui à la Chartreuse de Pavie. Le meilleur sculpteur qu’il eût sous la main, Cristoforo Solari, dit le Gobbo, les plus beaux blocs de carrare, les plus doctes humanistes furent mis à contribution pour le travail, la matière, les inscriptions. Il voulut que la duchesse fut représentée, morte, comme elle avait aimé à paraître dans la vie, avec une triomphante toilette. Lui-même, il se fit sculpter, en gisant, étendu à son côté, comme si la Mort, en la prenant, lui avait ôté, à lui aussi, toute raison