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même temps qu’il était un médiocre stratège, le More était un grand Mécène. La postérité l’en loue et s’en loue, mais les contemporains ne s’en souciaient guère et se lassaient d’y pourvoir. Pour subvenir à ses goûts de luxe et d’art, il pressurait tellement ses sujets qu’on finit par se demander, en Lombardie, si l’on y avait grand avantage à vivre sous les Sforza plutôt que sous les Français.

Voilà bien des imprudences et l’on conçoit qu’elles aient, un jour, attiré la foudre sur son bonnet ducal. « Imprudence, » pourtant, est un mot qui eût fort étonné ses contemporains, appliqué à ce vieux renard. A leurs yeux, c’était la prudence qui formait son trait dominant, les autres étant l’esprit et la courtoisie. Et, en effet, il possédait ces qualités à un haut degré, mais il avait, à un plus haut degré encore, un défaut qui les paralysait et les rendait inopérantes : la vanité. Sa « prudence, » si louée de ses contemporains, doit s’entendre de son adresse à ourdir des intrigues et de son peu de goût pour le danger. « Bien souple quand il avait peur, » dit de lui Commynes, qui l’a vu de près. On se racontait, sans en sourire, mais comme une preuve de sens, que lorsque la peste menaçait l’Italie, il faisait ouvrir par son secrétaire, Calco, les lettres qui venaient des pays contaminés. Le More était donc plus prudent qu’héroïque. Mais il était encore plus vaniteux que prudent, et, quand on suit, avec ce fil conducteur, le labyrinthe de sa politique, on s’aperçoit qu’il s’est découvert, plus d’une fois, par pure gloriole.

Un jour, il cède au plaisir de faire admirer son trésor par les ambassadeurs du roi de France : il énumère et évalue les monceaux de joyaux, allume leurs convoitises, puis il les renvoie avec des cadeaux qu’ils eussent peut-être trouvés suffisants s’ils n’en avaient pas tant vu, mais qui les déçoivent comme une conclusion médiocre à de si belles prémisses. Une autre fois, il ne se tient pas de dire que le roi de France lui a offert de lui donner Florence, et cela, au moment où il faut ne le dire point, afin de ne se point brouiller avec les Florentins. Lorsque l’empereur Maximilien vient le voir, la vanité qu’il en ressent est telle qu’il perd toute mesure. Sa mégalomanie, surtout verbale peut-être, s’épanche en formules blessantes pour tout le monde à la fois. Il dit volontiers : « J’ai le Pape pour chapelain, l’Empereur pour condottiere, la Seigneurie de