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il aperçut un fleuve aux eaux rapides, bordé de grandes pierres, formant des cuves, où des femmes aux longs voiles foulaient de leurs pieds nus des vêtements de toile. Une d’elles vint à sa rencontre. Il reconnut, à sa voix harmonieuse, Nausicaa, la fille du roi Alcinoos…

M. Bourotte se réveilla. Il se frotta les yeux. Sans doute il dormait depuis longtemps. Le soleil était rouge derrière les arbres. Le moment était venu de songer au retour. S’étant donc dressé sur ses pieds, il tenta de s’orienter. Mais les cimes des arbres lui cachaient le ciel. Il se rappela avoir lu dans un livre que la mousse sur les troncs était plus épaisse du côté du Nord ; il tâta avec ses doigts : la mousse était également drue dans toutes les directions. Le conseil ne valait rien. Il se décida à marcher au hasard, se fiant à sa bonne étoile. Il marcha longtemps ; il traversa des coupes où les chênes abattus semblaient des géants vaincus et des taillis où le chemin disparaissait sous les herbes. Une inquiétude grandissant en lui l’avertissait qu’il était complètement fourvoyé. Vint un moment où il se trouva au sommet d’une pente escarpée. Il s’y engagea : de grosses pierres roulèrent à ses pieds avec un bruit d’avalanche. Il glissa dans la terre grasse, tenta de se retenir à une branche qui cassa, et dégringolant dans sa chute, il traversa un buisson de coudriers, comme une écuyère crève un cerceau de papier, et vint s’étaler dans une prairie.

Il tâta ses membres pour voir s’il ne s’était rien cassé dans sa chute. Il était indemne. Il tenta de se mettre debout, mais une douleur aigüe dans la cheville lui arracha un cri et il retomba sur l’herbe. Il jeta les yeux autour de lui. La prairie occupait le fond d’un val solitaire, aux pentes couvertes de bois. Pas une maison. Dans le grand ciel vide, une buse dans son vol planant décrivait un grand cercle. Alors une détresse aiguë, affolante, s’empara du pauvre homme. Il craignit de mourir là, sans secours, après avoir souffert épouvantablement de la faim et de la soif, et il eut la vision atroce de son corps, immobile et gisant parmi les herbes. Il se traîna sur l’herbe humide parmi les taupinières, dont la terre molle souillait ses mains.

À ce moment il entendit une voix de femme, qui, derrière un bouquet de saules, chantait cette vieille chanson :