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comme si le monde entier eût gravité autour de lui, participé à son existence mystique.

Encore aujourd’hui, une espèce de terreur superstitieuse s’empare de moi quand j’évoque l’atmosphère qui entourait le Tsar de toutes les Russies. Je revois d’immenses palais, des soldats et des courtisans à l’infini, de larges corridors silencieux avec des gardes en uniformes bizarres et, devant les portes, des Cosaques géants en robes rouges, à l’aspect sauvage, aux ceintures hérissées de pistolets et de poignards, coiffés de grands bonnets de fourrure. Une odeur spéciale régnait dans ces demeures impériales, bizarre mélange de térébenthine et de cuir de Russie, que je n’ai retrouvée nulle part ailleurs.

Rangées devant le portail, les voitures de la Cour attendaient, avec les cochers barbus, drapés dans leurs longues houppelandes de drap bleu ouaté, caressant de la voix les splendides trotteurs « Orlof » qui grattaient impatiemment le pavé, secouaient leurs longues crinières, balayaient le sol de leurs queues frémissantes : ils étaient généralement noirs, mais parfois leurs flancs dorés luisaient comme des cuirasses polies au soleil, et quelques-uns étaient blancs pommelés de gris.

Les églises tiennent une grande place dans ces visions de la Russie d’autrefois, les églises, les chapelles et les prêtres. J’entends des chants merveilleux monter vers la voûte des coupoles ; des voix aux sonorités profondes comme des cloches de bronze emplir le silence d’une harmonie surnaturelle. Je vois luire l’or et les pierres précieuses ; je vois l’éclat mat des vieilles icônes et des colonnes géantes taillées dans des blocs précieux de porphyre, de malachite ou de lapis. Et dans l’ombre que la flamme de tant de cierges fait lumineuse, je vois des prêtres, des jeunes et des vieux, en vêtements de brocart d’or lourd, s’adonnant à d’étranges rites qui remplissent de terreur mon imagination enfantine. Les vieux ont des barbes neigeuses et de longs cheveux ; mais les jeunes, sous leurs boucles brillantes, rappellent étonnamment le visage du Fils de Dieu, tel qu’il est sur les icônes. Leurs voix troublantes font battre mon cœur, tandis que des nuages parfumés montent des encensoirs balancés selon le rite…

Et je vois des visages, une infinité de visages ; des femmes très belles couronnées de tiares magnifiques, ployant presque sous le poids des bijoux, et auprès d’elles, des hommes très