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Vous croyez que j’exagère ? Entendez cette troupe d’écoliers qui reviennent d’un concours de gymnastique où ils ont battu leurs camarades florentins ; ils crient à pleins poumons : Vive Montaperti ! Montaperti est le nom de la grande victoire qu’en 1260 Sienne remporta sur Florence près de l’Arbia, un mince filet d’eau claire que l’on voit tout rouge dans les vers de la Divine Comédie. Et vous n’avez qu’à lever la tête : voici le palais Sarracini élevé plus tard sur l’emplacement du palais Marescotti, où le veilleur, du haut de la tour, suivait les alternatives de la bataille, pendant que les prières de la foule répondaient à ses cris. Mais ces écoliers s’amusent. Sans doute ! Et le cordonnier de la place Tolomei s’amuse aussi, quand, après avoir accepté de faire à une Américaine une paire de bottines sur un modèle qu’elle lui apporte, il court après elle et lui rend ce modèle où il a reconnu une marque de Florence. Il en rit à la réflexion, car Siennois et Florentins communient aujourd’hui dans le même amour de la patrie italienne et n’ont qu’un ennemi qui était à Trieste. Mais c’était plus fort que lui : il ne voulait pas copier un modèle de Florence.

Deux pas dans cette ville vous transportent à quatre, cinq ou six siècles en arrière. J’étais un jour chez le Prieur du Baptistère dont la vieille maison touche à la cathédrale. Le petit salon banal où il me recevait communiquait avec un réduit obscur. Il m’y introduisit et ouvrit une fenêtre. J’avais sous mes yeux tout le Baptistère, sa pénombre lumineuse, ses marbres, ses fonts baptismaux, une des œuvres les plus harmonieuses de la sculpture siennoise. Ah ! ce réduit obscur comme notre destinée et sa fenêtre ouverte sur la paix splendide de l’église ! Mais il symbolisait aussi pour moi la vie de Sienne dont le regard intérieur plonge constamment dans le passé et en tire toute la lumière de ses rêves.

Lorsque la fenêtre se referme, les Siennois ont l’air de gens logés un peu grandement chez leurs ancêtres et que leur héritage dispense de se donner beaucoup de mal. L’aristocratie, qui se compose de propriétaires, ne s’occupe que de toucher ses revenus. Dans ces palais incurablement nobles, l’insouciance se promène au bras de l’orgueil. Les grandes fortunes sont rares, mais on vit dans l’aisance. Je crois que c’est la ville ou une des villes d’Italie qui consomme le plus de viande et de vin. Avant la guerre, tout y était à bon marché. Un employé