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soupir, il lui dit : « jeune fille que plus qu’aucune autre au monde j’aime et désire, te voilà donc qui ne songes point à l’honneur du monde et qui m’offres ta solennelle virginité, seulement pour mon plaisir. Tu me donnes libéralement ta personne ; tu consens à ce que je te possède, moi indigne de ce trésor. Tu préfères ainsi mon contentement à ton honneur. Que dois-je faire ? Ne dois-je pas préférer ton honneur à mon plaisir ? Ne serait-ce pas une ingratitude de céder à mes sens ?... Je te prie seulement de m’accepter pour ton époux, si ton frère y consent... C’est vierge que je veux te mener à ton mari... »

Il y a dans le génie de Sienne une veine de tendresse romanesque qui court, comme la Diana, sous les moellons de ses palais et le plancher de ses tavernes, sous ses places tumultueuses et même, nous l’avons vu, sous les jardins de sa mysticité. L’aimable Scipione Bargagli, à qui nous devons des pages saisissantes sur les horreurs du siège, a su nous conter aussi quelques-uns de ces beaux contes d’amour. Il ne les tirait point de son imagination ; il les avait pris dans l’histoire. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles ses récits nous semblent de pâles reflets. Les poètes et les conteurs de Sienne ont été doucement opprimés par la richesse de leur matière, La vérité était plus romanesque et plus poétique que leur fantaisie ; la vie plus passionnante que le rêve ; et ils aimaient mieux la vivre que de la rêver. Seuls les mystiques la dominaient. Comme sainte Catherine, traînée au gai rendez-vous des sources de Vignone, se mortifiait le corps sous le jet brûlant des eaux sulfureuses, ils ont réagi, en se dépouillant de leur chair jusqu’aux os, contre l’ardent amour de la vie dont ce coin de terre conserve encore la chaleur. Et telles furent la force et la grandeur de ces « fous du Christ, » qui s’opposaient à un peuple fou de la joie, qu’il y a des jours où l’on ne voit plus, où l’on n’entend plus qu’eux, où le souvenir de toutes les jouissances, dont leur ville fut l’hôtellerie, ne pèse pas aux mains du Temps ce qui reste de leur sainte poussière.


V. — LA JUDITH DU SODOMA

Je voudrais savoir s’il l’a senti, ne fût-ce qu’une heure, le Piémontais arrivé à Sienne en 1504, cinquante-six ans avant la ruine de son indépendance, Antonio Bazzi, dit le Sodoma,