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ne vois de comparable à ce chant, porté sur de calmes accords, qu’un chant, à peine connu, mais qui mériterait d’être célèbre, du vénitien Caldara. Pendant près d’un demi-siècle, bien des mélodies de M. Fauré, modernes et, comme on dit, « avancées », témoins du présent, annonciatrices de l’avenir, nous ont parlé d’aujourd’hui, voire de demain. Mais dans cette mélodie vraiment unique, nous sentons, nous aimons quelque chose qui vient de plus loin, qui va plus loin aussi et qui ne passera pas : c’est l’esprit, c’est le génie latin et classique, l’ordre des lois éternelles, la beauté des règles souveraines, des règles d’or.

Hier et demain, musique d’autrefois et « musique de l’avenir » se mêlent dans une mélodie en quelque sorte à double visage, de Charles Bordes : Sur un vieil air (poésie de Verlaine).


Le piano que baise une main frêle,
Luit dans le soir rose et gris, vaguement.
Tandis qu’avec un très léger bruit d’aile
Un air bien vieux, bien faible et bien charmant
Rôde, discret, épeuré quasiment
Dans le boudoir longtemps parfumé d’elle.


Cet « air bien vieux » n’est autre que Plaisir d’amour. Il « rôde » en effet, il passe et repasse, du commencement à la fin de la mélodie, à travers un accompagnement continu, tissé d’harmonies singulièrement neuves et jeunes. Tantôt elles l’enveloppent et le voilent, tantôt elles le découvrent, pour le recouvrir aussitôt. Est-ce de lui, serait-ce d’elles, que nous vient ce charme, cet attendrissement et cet obscur désir de larmes ? Elles, lui, nous les distinguons à peine. Un art primitif, un art plus que raffiné, risquaient ici de se heurter, au moins de se contredire : ils s’accordent jusqu’à se fondre en un délicieux concert. « Sweets on the sweet. » Sur la douceur de l’un, sur sa tristesse, l’autre ne fait que répandre plus de tristesse et de douceur encore.

Tristia. Toutes ou presque toutes les mélodies de Bordes pourraient s’appeler de ce nom. Peut-être encore plus que de M. Fauré, Verlaine est le poète favori, fraternel de ce musicien dolent. J’ai tort : c’est douloureux qu’il faut dire, sous peine de rabaisser sa tristesse même et de la réduire à la médiocrité d’une banale et fade mélancolie.