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Poncy, le maçon, vous imitait Victor Hugo à tel point qu’elle était obligée de lui dénigrer son modèle ; et, quand il ne rêvait que de chanter « Juana l’Espagnole, » elle avait toutes les peines du monde à lui rappeler qu’il était le Peuple poète. De ces poètes ouvriers ou paysans que les républicains lancèrent, de 1830 à 1848, il n’est rien resté, rien. Le Peuple a-t-il perdu sa poésie depuis qu’on le mène à l’école et depuis que Mme Sand et sa postérité l’encouragent ?

Plutôt que de risquer de telles conjectures, si attristantes, il vaut mieux penser qu’autrefois comme aujourd’hui la littérature était l’ouvrage des gens de lettres. « Nous avons la conviction et parfois la certitude, — écrit M. Foulet, — qu’en nombre de cas on a voulu expliquer la formation des branches de Renard par des contes modernes qui dérivaient de ces branches mêmes. « Il faut retourner au livre. Derrière le Renard français, il y a un Ysengrimus latin, de quelques années antérieur. Et, derrière l’Ysengrimus latin, qu’y a-t-il ? Rien qu’on sache ; et, en d’autres termes, il n’y a rien. L’Ysengrimus est une œuvre savante. Les romans de Renard sont des œuvres de clercs. L’Ysengrimus et les romans de Renard sont des œuvres du XIIe siècle Français. Pour les interpréter avec justesse, il convient d’y chercher la pensée du XIIe siècle français, et non pas l’écho de ce qui s’est chanté ou murmuré dans les forêts de Germanie avant les invasions. Cette épopée animale, narquoise, — et narquoise, de quelle façon ? — placez-la dans son milieu ; comparez-la aux œuvres de la même époque où la société d’alors est peinte ; rapprochez-la des événements dont elle a subi l’influence. Déjà vous commencez de mieux l’entendre, si vous n’y guettez plus la clameur d’une foule indistincte, mais la voix d’un poète, si vous la dégagez d’un mystère inutile et l’amenez à la clarté du sens commun. Ces fameuses ténèbres du moyen âge, c’est la science allemande, à la fois déraisonnable et astucieuse, qui les avait accumulées. Toute notre vieille littérature en était obscurcie : l’on n’y voyait plus rien. Dans cette confusion, les savants allemands travaillaient pour la Germanie ; et, jobards, nos savants travaillaient avec eux. Notre nouvelle école d’érudits, et qui ne date pas de la guerre et de la rancune récente, — les Légendes épiques de M. Bédier ont paru de 1908 à 1913 et le Roman de Renard de M : Foulet vient de paraître, mais était composé avant la guerre, — a dévoilé l’erreur et l’imposture : elle nous rend notre littérature médiévale et va lui rendre sa clarté, preuve qu’elle est française.


ANDRÉ BEAUNIER.