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touche pas impunément aux autels ; et en supposant que j’aie fait quelque bien autour de ma parole, on ne fait pas impunément du bien, si l’on n’en reçoit pas au cœur soi-même. » Et un peu plus tard, dans une très belle lettre à Vinet, il se déclarait « passé à l’état de pure intelligence critique et assistant avec un œil contristé à la mort de son cœur. » « L’intelligence luit sur ce cimetière comme une lune morte, » ajoutait-il. Moralement, — je veux dire à son point de vue d’homme, — Sainte-Beuve n’avait que trop raison ; mais littérairement, il avait tort. Il n’a pas « touché impunément aux autels. » Sa préoccupation, son intelligence des choses religieuses lui ont été infiniment profitables ; il leur doit cette richesse psychologique, cette pénétration morale qui le distinguent de tant d’autres critiques et qui assurent à son œuvre l’heureux privilège de la durée ; elles ont mêlé un peu d’éternité à des pages dont l’habituelle destinée est éphémère. Si aujourd’hui encore nous aimons à relire Sainte-Beuve, c’est parce que jusque dans l’auteur des Nouveaux Lundis, nous retrouvons encore l’auteur du Port-Royal.

Par cet ensemble de qualités, Sainte-Beuve avait conquis ce quelque chose d’assez rare qui s’appelle l’autorité. On s’imagine trop volontiers que l’autorité en critique s’allie nécessairement à un dogmatisme impérieux, à l’affirmation tranchante de principes catégoriques. Sainte-Beuve était le moins dogmatique des hommes, et ni dans son ton, ni dans l’attitude habituelle de sa pensée, il n’était très affirmatif. Mais on lui savait gré de son labeur obstiné, de sa conscience professionnelle, et de son long effort pour « ajouter à son esprit ce qu’on peut puiser dans d’autres esprits, » On lui savait gré surtout de sa finesse avisée et subtile, de sa sincérité intellectuelle, et de cette religion des Lettres qu’il avait à un si haut degré. Ses jugements pouvaient être erronés ; ils s’imposaient à ses lecteurs, ils forçaient à la réflexion et à la discussion. C’est précisément cela qui constitue l’autorité. Dans la confusion actuelle des œuvres et des doctrines, les plus éminentes vertus de l’esprit français risquent de sombrer, si quelques voix ne s’élèvent pour les défendre, pour les remettre à leur vrai rang, pour en prêcher le respect. Souhaitons que ces voix s’élèvent et qu’elles aient la justesse éclairée, l’ingéniosité persuasive, l’aimable autorité de celle de Sainte-Beuve.


VICTOR GIRAUD.