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un courant qui me roule. Ma pensée n’est pas enchaînée, et vous pouvez croire qu’elle va plus d’une fois aux bords de votre beau lac et qu’elle vous imagine... »

Pendant plus de vingt mois, la correspondance reste interrompue. Le critique est de plus en plus accaparé par son travail ; la vie de Mlle Couriard est transformée par une affection nouvelle. Quelques mois après le dernier message de Sainte-Beuve, elle fait la connaissance d’un ami de son père, M. Loubier, consul à Saint-Pétersbourg, auquel elle s’attache et dont elle devient bientôt la fiancée. Le mariage est renvoyé à l’été de 1862. Mais un double malheur anéantit ces espérances. Le pasteur Couriard meurt au château de Bellerive près de Genève, le 20 août 1862. Peu de jours après, M. Loubier arrive de Russie, tombe gravement malade et meurt, lui aussi (24 septembre). Au cours du mois d’octobre, le docteur Couriard, frère d’Adèle, passe à Paris, fait une visite à Sainte-Beuve et lui dépeint le chagrin de sa sœur. Aussitôt ce dernier écrit à son amie d’autrefois pour lui dire sa sympathie ; il a toujours pour elle, assure-t-il, « un fonds de sentiments affectueux et reconnaissants qui ne changeront pas [1]. »


Nature ardente et délicate, Adèle Couriard demeura longtemps ébranlée par la perte de son père et de son fiancé. Un an plus tard, seulement, elle se sentait la force d’entreprendre le voyage de Paris pour visiter la mère de M. Loubier. Les deux correspondants allaient enfin se trouver face à face. Quel serait le résultat de cette rencontre tardive ? Quel jugement porteraient-ils l’un sur l’autre ? Leur amitié allait-elle se réveiller, ou sombrer à jamais ?

Au moment de leur pleine intimité, Sainte-Beuve redoutait déjà la déception qu’éprouverait Mlle Couriard en le voyant. Il lui écrivait un jour : « Vous auriez trop de mécompte quand je vous verrai, si vous vous attendiez à ces beaux éclairs de conversation dont vous parlez. Rien de cela. Je suis bonhomme, souvent las et disant des choses communes [2]. »

Ses craintes n’étaient que trop justifiées. En voyant ce gros homme un peu lourd, Mlle Couriard éprouva une aversion instinctive.

  1. 25 octobre 1862.
  2. 3 novembre 1857.