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prendre congé de Frau Professor pour lui épargner un « moment pénible. » Je n’avais qu’à obtempérer à tant de sollicitude. J’embrassai ma femme sous l’œil vigilant de mon gardien. Elle partit... Je ne devais la revoir qu’après deux ans et demi. Une demi-heure plus tard, je roulais, en compagnie du charitable officier et de mon inséparable « Polizist, » sur la ligue de Cologne. J’ignorais complètement que Fredericq eût été arrêté en même temps que moi, avec le même luxe de précautions, et que le train qui l’emportait vers l’Allemagne suivait le mien à deux heures d’intervalle.

Où allais-je ? L’officier qui m’accompagnait n’en savait rien. Il devait l’apprendre à la Kommandantur de la gare de Cologne. Il m’affirmait d’ailleurs que je serais l’objet des plus grands égards. Pour me le prouver, il m’exhiba un télégramme signé du duc de Wurtemberg, commandant la 4e armée allemande opérant en Flandre. C’était l’ordre de m’expédier en Allemagne et de m’y traiter « comme un officier. » Au surplus, ma captivité durerait à peine quelques semaines. La paix était proche. Verdun ne pouvait plus résister à l’offensive du Kronprinz, et, cet obstacle disparu, la chute de Paris était certaine et avec elle la fin de la guerre. Au ton de mon interlocuteur, je ne pouvais douter qu’il ne crût vraiment tout cela, ni que le triomphe de l’Allemagne et la justice de sa cause n’eussent pour lui l’évidence de vérités mathématiques. Je l’écoutais avec d’autant plus d’étonnement et d’intérêt, qu’il m’avait dit être, de son métier, avocat à Magdebourg. C’était la première fois qu’il m’était donné de constater l’incroyable aveuglement des « intellectuels » de l’Allemagne moderne.

Je découvrais tout à coup qu’après tant de voyages et de séjours que j’avais faits au delà du Rhin, qu’après tant de conversations avec des professeurs et tant de séances de congrès, je n’avais rien deviné, ni même soupçonné des idées politiques d’hommes, que je me flattais pourtant de bien connaître. Et en même temps je commençais à me rendre compte des causes de mon erreur. Il m’apparaissait qu’en l’absence de toute espèce de vie politique, l’Allemand se trouve confiné dans le champ de sa spécialité professionnelle. Sur elle se concentrent toutes ses forces et toute son attention. Son idéal ne va pas au delà. Et cette concentration sur un objectif toujours le même, donne sans doute au travail, dont rien ne se perd, ce « rendement »