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qu’Amiens tenait toujours. On ne vit dans ce changement inattendu du champ de bataille, qu’une manœuvre géniale de l’Etat-major. On s’informait auprès de moi de la distance qui séparait Kemmel de Dunkerque et l’on riait d’un gros rire quand je disais d’un air détaché que Kemmel n’avait aucune importance, que rien n’était fait tant que l’on ne serait pas à Cassel, et que l’on n’y serait jamais.

Quelques jours passèrent encore dans une fièvre d’impatience. Les bulletins Wolff devenaient monotones. Ils piétinaient sur place, si l’on peut ainsi dire, comme les troupes là-bas, et l’on s’énervait. Il fallut bien enfin s’avouer que l’avance en Flandre avait le sort de celle de Picardie. L’une et l’autre étaient arrêtées. Le front occidental avait fléchi sous l’avalanche tombée de Russie, mais il tenait toujours.

Dès lors, c’en fut fait de ce dernier ressaut d’une énergie épuisée, auquel je venais d’assister. Plus on s’était cru certain de la victoire, plus on se mit à en désespérer. Il allait donc falloir s’épuiser jusqu’au bout dans une lutte sans issue ! Jamais plus l’Allemagne ne serait capable d’un effort comme celui qu’elle venait de fournir. Et il n’avait servi de rien. Cette fois, on s’abandonnait décidément. Le bourgmestre me confiait que c’était la fin, que les soldats ne voulaient plus combattre, que la discipline se relâchait. Je voyais des gens jeter des regards de haine aux deux fils du secrétaire de la poste et au fils du recteur, jeunes officiers revenus en congé et qui renoncèrent bientôt à exhiber en public leurs uniformes et leurs décorations. Pour comble de malheur, les fameux blés de l’Ukraine n’arrivaient pas. On racontait qu’ils avaient été livrés à l’Autriche. On accusait la Hongrie de conserver pour elle les moissons dont elle regorgeait. Ilien ne venait de nulle part, si ce n’est des dépêches du front, annonçant chaque jour de nouvelles morts. Et à ces morts, s’ajoutaient celles que provoquait une épidémie de grippe. Les vivres étaient plus rares que jamais. Durant la nuit, les ouvriers d’Eisenach venaient, en bandes, ravager les jardins et dépouiller les arbres fruitiers. On volait partout ; chaque soir, le journal annonçait des assassinats, des viols, des actes de brigandage à main armée sur les grandes routes. C’est à peine si l’on prit garde aux éphémères succès de l’offensive sur Soissons et Château-Thierry. La confiance avait disparu On apprit avec une résignation morne le