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encore. Aucune des œuvres nouvelles n’avait franchi les portes d’un petit cénacle’ de jeunes gens, de jeunes Revues et de connaisseurs. Rupert Brooke n’était à ce moment qu’un des derniers venus. C’est lui qui réussit cependant à forcer l’attention ; on n’apercevait encore qu’un petit nombre de talents isolés, il eut le mérite d’en faire un groupe. Il avait eu d’abord l’idée d’une mystification : il aurait composé un volume de vers, qu’il aurait publiés sous une douzaine de pseudonymes comme l’œuvre d’un groupe de poètes contemporains. Il se ravisa ensuite, puisqu’il y avait en réalité beaucoup plus de douze jeunes poètes, et c’est de là que sortit la petite anthologie des œuvres de Lascelles Abercrombie, George Bottomley, John Drinkwater, John Masefield, Trevelyan, Wilson Gibson et Waller de la Mare, qu’il publia au commencement de l’année 1912, sous le titre, — choisi par opposition aux poètes du siècle de Victoria, — de Georgian Poetry. Au surplus, il ne faut voir dans ce titre qu’une date, et non pas du tout cette idée que le gouvernement de S. M. George V soit pour rien dans les goûts de la nouvelle école poétique, non plus que Louis-Philippe, par exemple, ne fut pour rien dans le romantisme. Le mot de « Georgian » n’est qu’un synonyme de « moderne » ou de « contemporain. »

« Tout le mécanisme de la vie, le décor, les idées, les hommes deviennent méconnaissables d’une génération à l’autre. Je ne suis pas sûr du progrès. Mais je suis sûr du changement. » Ce sentiment aigu du moderne, du fuyant, du relatif, qui est le tourment de Rupert Brooke et le fond de sa joie et de sa mélancolie, comment s’exprime-t-il dans ses vers ? Quels indices y découvrons-nous sur l’âme de cette Angleterre nouvelle, de cette jeunesse « du temps de George, » qui allait à l’improviste mériter doublement le nom de son saint patron ? Sans doute, c’est peu de chose que deux courts volumes de vers pour représenter l’âme complexe d’un grand pays. Mais c’est le privilège du poète d’enfermer en si peu de mots et dans une si légère quantité de matière un riche trésor de sentiments. L’Angleterre a fini par se reconnaître en lui, si bien qu’on a le droit de voir dans cette œuvre si brève le reflet des émotions d’une partie au moins de la jeunesse anglaise.

Ces vers, surtout dans le premier recueil, pourraient passer au premier abord pour les vers presque insignifiants