Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 56.djvu/218

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

garrotter leur victime, de la débiter membre à membre et d’en dévorer les morceaux sous ses yeux. Avoir à contempler la transsubstantiation de sa personne en celle d’un vilain nègre, quelle indignité ! L’idée des sentiments qui peuvent passer par la tête d’un malheureux réduit à l’état de quartiers dépecés, à la vue de ses derniers lambeaux en train de rôtir, me remplit de pitié. » Là-dessus, il continue avec un humour bouffon et commence un sonnet burlesque : « O mon amour ! ces yeux que tu aimais, ils en ont fait des yeux pochés… » Puis, ayant achevé de détailler ce bizarre menu anthropophage, il ajoute : « Maintenant, ce serait le moment de finir sur la note élevée, d’élargir l’horizon. C’est du devoir de la poésie. On peut caresser le détail, fignoler le corps du poème, mais à la fin il faut ouvrir la fenêtre et se tourner vers Dieu, vers la Terre, vers l’Eternité, vers les vieux grands Je-ne-sais-quoi. Ça donne l’essor, comme disent les Américains. C’est essentiel. Avez-vous remarqué que, dans tous les poèmes de la famille Browning, il y a toujours Dieu qui apparaît au dernier vers ? C’est très comique, si on s’amuse à lire tous les derniers vers à la file, comme ceci : « Et si cet ami était… Dieu ? » — « Et après ? Il y a… Dieu. » — « Et pour le reste, à… Dieu. » — « Et s’il plaît à Dieu, nous ne nous aimerons que davantage après la mort, » etc., etc. J’ai oublié toutes ces sottises. Cela montre ce qu’étaient ces vieux du temps de Victoria. » Et dans une autre lettre, écrite celle-là en novembre 1914, il rapporte ce mot d’un soldat qui avait fait toute la campagne de Charleroi à Ypres et résumait ses impressions : . « Ce que je n’aime pas dans cette sacrée Europe, ce sont toutes ces sacrées peintures de Jésus-Christ et de sa famille, derrière de sacrés bouts de glaces. » Et il ajoute : « Ce mot me parait exprimer parfaitement cette insularité et ce joyeux athéisme qui sont les caractères essentiels de ma race. »

Ainsi, nous vivions sur la foi d’une Angleterre prédicante, anglicane, piétiste et un peu sermonneuse, tenant d’une main un livre de comptes et de l’autre le Décalogue. Nous la regardions avec curiosité comme le pays du cant, un pays façonné par des siècles de torysme, un peu raide et gourmé dans sa rigueur évangélique, où un homme, au coin de son feu, sans témoins, n’osait croiser les jambes de peur d’être improper. Il y avait bien, de temps à autre, les explosions de révolte