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est bientôt acquise. Il s’attache à une division, puis à une autre, les suit dans leurs déplacements, et pendant des semaines vit de leur vie. Les soldats s’étonnent de rencontrer ce civil isolé, qui n’a rien de commun avec les caravanes officielles. On le voit près des fantassins. On le voit près des aérostiers, peu accoutumés à recevoir pareilles visites. On le voit dans les gourbis des artilleurs. Ici, une raison spéciale s’ajoute au souci de la documentation : parmi ces artilleurs, il y a ses deux fils. « À Louis Bédier, lieutenant au 30e régiment d’artillerie ; et à Jean Bédier, sous-lieutenant au 30e régiment d’artillerie, leur père qui les remercie : » telle sera l’émouvante épigraphe d’une des études dont il poursuit les éléments.

Voilà comment il compose son livre, dans l’action même. Il écrit ce que ses yeux ont vu ; il a été le témoin du drame ; il a partagé les émotions des combattants, à leurs côtés. La passion intense et sobre qui anime l’ouvrage est celle même qui fut au cœur de nos soldats et de nos chefs. Et voulez-vous savoir enfin quelles sont les facultés qui lui ont permis de mettre en œuvre, mieux qu’un autre, cette matière vivante, faite de courage indomptable, d’angoisse et d’espoir ? Il les a définies lui-même, sans s’en douter, à propos des aérostiers qu’il étudiait. La première, quand il rappelle les tâtonnements qui précédèrent l’emploi de règles sûres pour le choix des observateurs en ballon : « Alors réapparut en pleine lumière cette antique vérité que tous les hommes ne voient pas le monde extérieur ; que les uns, les méditatifs, sont habiles à regarder seulement les âmes ; que d’autres, les Imaginatifs, croient voir les choses qui sont sous le soleil parce qu’ils jouissent de leurs aspects, mais ne les voient pas réellement, car l’intensité même de leur jouissance les altère et les déforme ; que ceux-là sont rares, et reconnaissables dès l’enfance, qui ont des yeux pour voir ce qui est. En un mot, voir et observer est un don, au sens propre du mot, très inégalement réparti entre les hommes, et qui tient de l’instinct. » — La seconde, d’après un propos tenu par les officiers observateurs : « Ceux d’entre nous qui voient le mieux, disent-ils, ce sont les plus sensibles, ceux qui pénètrent d’une pitié plus fraternelle et plus active les misères du fantassin. C’est par le cœur qu’ils voient, et, s’ils voient mieux que nous, c’est qu’ils ont plus de cœur. »